Body Double de Brian De Palma

[Cet article fait suite à 'Hollywood et lui-même' paru dans le numéro 9 de la revue Ikkons]

Dans le dernier numéro, nous nous étions intéressés à La Comtesse aux pieds nus de Mankiewicz, sorti en 1954. Pour continuer sur notre lancée, on fait un bond de 30 ans pour se retrouver en 1984 avec le film Body Double de Brian De Palma. On y suit Jake, un acteur venant de perdre un rôle ainsi que sa petite amie, dans une fastueuse maison qu’on lui prête sur Hollywood. Le soir, il observe sa belle voisine jusqu’au jour où il la comprend en danger. Mais avant de s’attaquer à ce film a priori bien différent, il est important de poser certaines bases sur ce qui s’est passé entre 1954 et 1984 : c’est à partir de ce socle qu’on pourra entrevoir ce que raconte le film sur son époque.


ÉMANCIPATION SOCIALE & CINÉMATOGRAPHIQUE

Les décennies qui ont suivi les années 50 sont d’abord marquées par une volonté émancipatrice, aussi bien des individus que des cinéastes. Elle est la suite logique de cette nouvelle place accordée à l’individu, dont la jeunesse va s’emparer pour conquérir de nouveaux droits et bousculer les mœurs d’une autre génération, celle de leurs parents. On cherche à construire quelque chose de nouveau, en rupture avec la société d’avant-guerre. De la lutte pour les droits civiques jusqu’à une révolution des mœurs sexuelles, il y a une volonté de sortir de la pudeur presque religieuse et étouffante des aînés, marqués par une morale et un regard masculin dominant sur les femmes. 

Toutes ces envies se retrouvent, au cinéma, accompagnées par les évolutions techniques de l’époque, rendant la caméra et l’équipe technique plus légères et surtout la fabrication d’un film plus accessible financièrement. Dès lors, on voit l’apparition importante d’un cinéma indépendant profitant de ces nouveaux moyens : échappant aux normes des majors et studios, il se permet de questionner les motifs et de casser les interdits, notamment les tabous du sexe et de la violence avec des représentations plus graphiques et se targuant parfois de « réalistes », amenant une armée de critiques à qualifier ce cinéma de « vulgaire ». 

Cette vulgarité peut avoir plusieurs sens. Elle est chez certains, et notamment chez ces cinéastes en quête d’émancipation, un acte de provocation et de contestation, remettant en cause la norme et le regard dominant. Chez d’autres, elle est révélatrice d’une considération plus matérialiste et consumériste, où cette chute des tabous sur le sexe et la violence est le bras armé d’une quête mercantile qui voit le spectateur comme un individu soumis à ses sens. C’est à cette période que le cinéma d’exploitation se massifie sous l’impulsion de ces évolutions techniques et repose sur un imposant réseau de petites salles. 

C’est également dans cette effervescence créative qu’apparait ce qu’on pourrait appeler le « cinéma conscient », un cinéma émancipé d’une génération de cinéastes cinéphiles qui, avec cette conscience d’un passif cinématographique, ses sens et symboles, s’en amusent de manière plus ou moins explicite. 

En Europe, ce cinéma moderne ne cache pas sa fascination pour les films d’Alfred Hitchcock, qui était le premier à avoir su capter, avec une précision vertigineuse, cette modernité flottante où sont questionnées les limites, jusqu’à profondément influencer le cinéma d’exploitation ; la matrice étant Psychose dans une représentation de la violence et de la sexualité bien plus graphique et brutale que d’ordinaire. 


De Palma en est un exemple explicite, partageant cette même fascination pour le cinéma d’Hitchcock à différents niveaux tout au long de sa carrière. Ce jeu ouvert et conscient des motifs et représentations répond à une logique intime de De Palma, qui voit le cinéma hitchcockien comme un langage cinématographique à part entière, vecteur de formes modernes, qu’il se doit, lui, de faire vivre. C’est sous l’influence de nouvelles techniques et d’un cinéma européen libéré qu’il va essayer d’enrichir ce langage, encore emprisonné dans ses propres formules. Dès Pulsions, sous ses airs d’« American Giallo », De Palma travaille les liens entre Hitchcock et le cinéma d’exploitation italien avec cette perspective en tête, poursuivant son travail jusqu’à Body Double.


REGARDS & TENSIONS IDENTITAIRES

Ainsi dès le début, le film annonce que le regard est en crise. Le plan-séquence, par la technique et son rôle de vecteur de vérité dans le cinéma De Palmien, semble mettre en exergue les limites du faux et du vrai. La caméra filme le plateau de tournage d’un film d’exploitation horrifique et s’arrête sur Jake en pleine crise, paralysé face à un réel trop bien ordonné. Les apparences seront donc trompeuses, les limites de ce que l’on verra, floues, jusqu’à symboliquement brûler en fond ce même plateau de tournage, comme pour définitivement tirer un trait sur ces points de repères. Cet effondrement des certitudes touche le personnage principal, Jake, qui, tel Maria Vargas dans La Comtesse aux pieds nus, aspire à un idéal romantique et noble, source d’une mélancolie envers un réel plus ordonné. Ce rêve s’effondre dès le début du film, au travers d’une scène de rupture amoureuse où se confrontent le fantasme romantique de Jake et la réalité de l’adultère. Le premier est appuyé par la musique de Donnagio et ce faux fond défilant lors de son trajet en voiture qui rappelle la dimension factice du fantasme, tandis que le second arrive brutalement, lors de la découverte de la femme nue de Jake que la caméra, honteuse, ne montre que brièvement. Son idéal se brise sur le corps nue de la femme qui le trompe, désacralisée à ses yeux. 

Il se confronte alors à une réalité déceptive dans laquelle il semble de moins en moins intégré, lui qui est pourtant montré comme quelqu’un de normal, naïf et maladroit mais aussi sincère et vulnérable. Il est régi par des codes romantiques d’un autre temps qui entrent en collision avec une réalité post-moderne, composée de personnages cyniques comme ce réalisateur de film d’horreur fauché. Dès lors va s’organiser tout un jeu sur les limites du fantasme et du romantisme, et leur dualité entre voyeurisme et stalking. Pour mettre en évidence ces limites formelles, le film puise dans le langage hitchcockien, ce que montre parfaitement cette longue scène de filature, en voiture et à pied, héritée de Vertigo. Le montage se focalise sur le regard de Jake à travers de nombreux champs contre-champs entre son visage et l’environnement qu’il ordonne à sa manière. Ici, un homme amoureux de sa voisine – qu’il suit partout en cherchant à la protéger – fait face à la menace d’un indien crasseux. La mise en scène retranscrit parfaitement ce mélange de fascination et de danger, autant dans le mouvement de la caméra que dans sa technique soignée, opératique, alors que Jake se voit en personnage sauveur d’une femme en détresse maltraitée par son mari. Ce fantasme romantique masculin, très hitchcockien, est en permanence contrebalancé par une réalité sociale proche du voyeurisme et du stalking incarné par le regard des autres, éléments d’un environnement sur lequel Jake n’a finalement aucune prise : une vendeuse qui ne voit en lui qu’un homme suspect qui regarde de façon trop insistante une femme dans un magasin de sous-vêtements, un vigile qui l’interpelle… 

Mais il y a une différence fondamentale entre Vertigo et Body Double : la fille qu’il suit dans la rue jusqu’à la plage n’est pas une actrice ayant conscience de son rôle, contrairement à la doublure dans Vertigo qui est l’instigatrice décidant de jouer la femme du riche et la romance avec Scotty. Nous avons au contraire, dans le film de De Palma, deux personnages pris dans une machination qui semble plus grande qu’eux, ce qui permet d’aboutir à un élan de sincérité et de vulnérabilité dans leur réaction qui laisse transparaître un flot d’émotions chaotiques que le cinéaste embrasse visuellement par son style opératique. Cet élan s’incarne dans l’embrassade passionnée entre Jake et sa voisine, moment où le fantasme transforme la réalité. On assiste à une sorte d’union sentimentale entre deux personnes vivant des moments forts émotionnellement qui transcendent leur détresse et leur solitude, le fantasme étant aussi souligné par des images projetées en fond simulant un décor pour appuyer son caractère artificiel. 


Ce pic romantique est toutefois suivi par la mort de la voisine, où revient alors cette réalité déceptive et post-moderne dans laquelle les inspecteurs de police sont aussi cyniques que grinçants. Ils font même preuve de cruauté tout par leur lucidité sur leur environnement, affirmant à Jake que c’est sa position d’acteur dans ce fantasme romantique et émotionnel qui a fait tuer Gloria, sa voisine. Néanmoins, ce jeu permanent entre romantisme et fantasme, voyeurisme et stalking, réalité déceptive et réalité post-moderne prend place dans un cadre plus global traitant des limites entre un cinéma noble et un cinéma vulgaire. 

Ces questions s’incarnent dans ces représentations qui se confrontent et se confondent tout au long du film : on assiste à l’union entre le fantasme romantique et noble de la filature hitchcockienne avec le corps drapé et caché de la femme, et le fantasme plus vulgaire d’une femme nue et sensuelle, sexuellement explicite d’un cinéma plus libertaire mais surtout d’exploitation. Car à cette époque, et encore plus de nos jours, le cinéma d’Hitchcock est l’incarnation d’un certain ordre formel et émotionnel, consacré dans les années 50 et qui continue de vivre et d’être vu comme l’une des plus prestigieuses reliques d’un monde passé. De Palma lui oppose un cinéma plus chaotique, désacralisé et vulgaire, jouant sur une excitation primaire du sens dans la perspective de procurer un désir et du plaisir, mais qui est aussi l’enfant du cinéma hitchcockien. C’est toute la crise d’un cinéma, issu des envies libertaires du cinéma indépendant, qui tend inexorablement à se normaliser par l’accès à des budgets de plus en plus conséquents et des équipes techniques de plus en plus expérimentées. C’est ce qui est arrivé à la Nouvelle Vague qui, après quelques films, a vite disparu tandis certains de ses auteurs, comme Truffaut, ont fini par s’orienter vers un cinéma plus classique, plus prestigieux et intégré, moins en rupture libertaire que leurs premières œuvres. 

Cette contradiction fondamentale touche aussi bien le personnage de Jake que la représentation de l’industrie pornographique : le premier pour son fantasme romantique qui révèle une aspiration à un certain prestige et une certaine idée de la noblesse, allant auditionner pour jouer du Shakespeare avant d’être ramené à sa condition d’acteur de films d’exploitation ; le deuxième pour son jeu des apparences, révélant une industrie de l’exploitation et du porno qu’on peut associer à ce cinéma vulgaire et mercantile répondant à certains impératifs mais que l’on retrouve ici désacralisé en réaction au fantasme qu’il construit, puisqu’on le voit peuplé de gens tout à fait normaux et éloignés des représentations qu’on pourrait se faire du milieu et de ces individus. Le monde de l’exploitation apparaît ici dans une dimension artisanale voire presque familiale, en contraste avec l’utilisation qu’en fait Alexander Revelle, le mari de Gloria, qui manipule ce cinéma et ses représentations comme instruments de domination en n’y voyant qu’un outil mercantile et sensoriel cherchant à exciter les sens et le désir du personnage de Jake.

REGARD MASCULIN DOMINANT & LIBÉRALISME EXACERBÉ

En effet, l’un des atouts de la machination hitchcockienne, où l’homme riche se retrouve derrière tous les évènements et motifs du récit, c’est qu’elle consacre une réalité matérialiste et capitaliste où l’argent, par son accumulation et ses capacités libertaires permet de transformer le réel, et de le plier au le regard de l’individu.


Ainsi on remarque que les antagonistes sont principalement des manifestations de ces excès libertaires motivés par l’argent et son accumulation, afin de renforcer leur emprise et leur position dominante au détriment des autres individus. Ici, Alexander Revelle cherche à tuer sa femme pour lui voler son argent. Pour se construire un alibi, il va utiliser Jake comme témoin du meurtre, le projetant dans une mise en scène qui cherche à tout prix à créer du désir chez lui envers Gloria. L’objectif est d’être assuré de sa présence lors du meurtre. C’est dans cette perspective qu’il va utiliser un éventail de motifs et de représentations vulgaires issues du cinéma d’exploitation pour attirer le regard, exciter les sens de Jake et le pousser vers Gloria. La femme est dès lors transformée en objet suscitant l’excitation primaire et sexuelle, ce qui explique la vulgarité de la mise en scène qu’il met en place pour Jake. Une mise en scène à la limite du grotesque, bien différente de celle de Vertigo, et dont le film questionne la crédulité en permanence en étalant un contraste entre la forme plus noble et romantique de l’amourette de Jake, et celle plus brute et exagérée de la menace que représentent l’indien et la danse sexuelle faite à la vue de tous. Ce contraste témoigne du changement d’époque, dans les représentations, ce qu’on peut montrer depuis l’évolution des moeurs, mais est surtout extrêmement révélateur des dynamiques qui se jouent durant ces années 80.

Tout d’abord, cette objectification de la femme rappelle la présence encore forte d’un regard dominant masculin, malgré des décennies de luttes féministes après la guerre et la remise en question des tabous. La grande intelligence d’Hitchcock a été de jouer sur les limites de ce regard masculin pour construire un regard sur le désir plus universel, car jouer des limites de ce regard est de facto relativiser sa domination, expliquant ainsi l’incarnation ambiguë des personnages féminins dans son cinéma, mêlant fantasme masculin et affirmation féministe dans la manière de toujours déjouer les apparences de ces femmes, plus affirmées et consciente de leur réalité que ce qu’elles laissent paraître au premier abord.

C’est ce qui se joue, chez De Palma, avec le personnage d’Holly, une actrice porno à la sexualité affirmée mais qui déjoue son image en apparaissant en coulisses, dans la vraie vie comme plus retenue et davantage consciente du monde qu’il l’entoure. Ici, l’utilisation du désir et de la femme par Alexander Revelle découle d’une vision plus matérialiste, davantage liée à la possession et à son exclusivité : qui dit possession dit consommation, d’où le fait de rendre le désir consommable dans le cadre d’une société capitaliste où le bien est accessible à tous, en dehors de son statut social, comme le veut la promesse que fait Revelle à Jake. Une conception exacerbée de la société de consommation qui illustre à merveille les années Reagan depuis le début des années 80.

Les années Reagan (du nom du président des États-Unis Ronald Reagan entre 1980 et 1988) sont construites entièrement en réaction aux années 60-70, plus violentes et incertaines, marquées par le Viêtnam et des revendications sociales et politiques, nourris par l’échec d’un capitalisme n’arrivant plus à donner un emploi à chacun. La philosophie de Reagan repose sur un retour à l’ordre et à l’optimisme des années 50, au travers d’un libéralisme et d’une société de consommation exacerbée, assimilant au passage des conceptions contestataires, issues des années 60-70, sur ce qui peut être représenté en termes de violence ou de représentation graphique. Ainsi cette philosophie transforme progressivement un cinéma libertaire en un cinéma vulgaire de consommation. L’enjeu est une excitation permanente des sens au cinéma, dans la télévision, la publicité ou la mode, avec cette idée de laisser derrière soi une période trouble dans laquelle la société et le monde devenaient de moins en moins lisibles et ordonnés. Durant ces années Reagan se développent également une véritable culture du corps et du sport, fascinée par la sculpture des courbes et des muscles comme le miroir d’un contrôle de soi qui consacre le corps comme un produit d’appel dans la société de consommation.

Ce changement se voit dans Body Double. A la différence de Vertigo, où le coup de foudre se joue sur le visage et la silhouette de la femme, ici il se joue exclusivement sur le corps nu et sensuel, non un visage mais une vulgaire excitation des pulsions sexuelles. Cette centralité du corps se retrouve dans l’embrassade entre Jake et Holly dans le clip : c’est quand il touche le corps d’Holly et lui fait l’amour qu’il revit son baiser avec la voisine morte. Le corps d’Holly, objet du coup de foudre, devient un véhicule amenant au visage de la voisine, explicitant ainsi que le regard romantique du personnage sur le corps de sa voisine repose finalement sur un corps qui n’est pas le sien, mais celui d’une actrice porno. Une grinçante ironie, pourrait-on dire, quand on repense à la noblesse romantique de son amourette avec sa voisine qui, ici, se retrouve donc réduite à un corps et une représentation explicite et vulgaire d’excitation des sens.


Enfin, l’une des caractéristiques prédominantes de l’époque reaganienne est la mise en avant de la réussite individuelle comme unique moyen de se prendre en main et transcender sa classe sociale, par l’accumulation de biens rappelant ainsi l’une des promesses originelles du capitalisme. Alexander Ravelle est le produit cynique et matérialiste de cette nouvelle réalité désenchantée, loin des bourgeois de La Comtesse aux pieds nues qui étaient, eux, issus d’une société aux moeurs figées. Dans Body Double, le bourgeois devient bien plus actuel et inquiétant tant les bordures que constituent ses moeurs sont aussi doubles que les rôles qu’il incarne, la dimension matérielle restant la seule inique à ses yeux. Sa mise en scène pour piéger Jake est déshumanisante, ne voyant l’autre que comme un esclave de ses sens. Il y a un véritable mépris de classe à voir ces personnes, qui ne correspondent pas à la norme de réussite de l’époque, comme des personnes trop naïves ou vulnérables pour aller au-delà de ce qu’ils voient. Cette non-conformité à la norme est l’une des névroses de Jake, que cette société lui a donnée en cherchant à aspirer à une réussite (assimilée à jouer du Shakespeare), face à un échec (assimilé au tournage de films fauchés).

Body Double est assez dense mais effectivement révélateur de son époque: une époque qui est le résultat d’évolutions sociales, politiques et culturelles qui partent d’une volonté émancipatrice dans les années 60-70 et aspire à de nouvelles libertés face à une réalité qui se fragmente davantage tandis que la désillusion, politique comme matérielle, ainsi que la violence et l’échec du capitalisme sont latentes. Mais le film révèle aussi une politique reaganienne visant à exacerber consumérisme, individualisme et libéralisme dans la perspective de cacher cette réalité moins lisible, ordonnée par une excitation permanente des sens et une réappropriation des représentations fabriquées durant cette vague libertaire ; le tout dans un langage hitchcokien qui permet de mettre en valeur les limites de cette époque post-moderne, replaçant le regard de l’individu et ses sentiments dans un environnement travaillé par des motifs et représentations dont Hitchcock est aussi bien le créateur que l’inspirateur.

Hugo FORTER 27 juin, 2023
Hugo FORTER 27 juin, 2023
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Quand la peinture rencontre le cinéma