À México, le cabaret de Roshell et Li-liana représente autrement plus qu’un club. C’est un foyer où hommes et femmes liés à l’univers transformiste peuvent se retrouver, libres de s’assumer, à l’abri des regards d’une société hostile à leur existence. Il représente pour ses habitués un lieu de spectacle, d’apprentissage identitaire et de rencontre amoureuse. Dédié à la mémoire de Gabriela Del Rio (figure mexicaine du militantisme transgenre), Casa Ro-shell n’est ni revendicatif, ni vindicatif. Il représente une minorité universellement discriminée, tout en prenant le contre-pied de sa victimisation permanente. Ce documentaire nous offre un tableau du bonheur procuré par la réalisation de soi, plutôt que celui du déchirement généré par le rejet de la société.
La première partie du film nous révèle toute la complexité du processus de travestissement. Prothèses, vêtements et maquillage sont exhibés et nous permettent d’être pleinement conscients du travail nécessaire à l’illusion finale. Cette exposition de l’artefact du transformisme entre en résonance avec la présentation des ressorts de l’artifice filmique par les génériques de début et de fin. Or, la révélation du caractère fictionnel du film pourrait remettre en question sa nature documentaire. Ce-pendant, la mise en scène permet ici un rapprochement très clair entre la réalisation du film et la démarche d’auto mise en scène des personnages. Tout comme ces femmes ont conscience de manipuler la matière du réel qu’est leur corps d’homme, le film manipule la matière du réel qu’est l’image. C’est sans aucun doute cette pleine conscience de l’artifice et l’honnêteté d’en exposer la démarche qui confère son authenticité documentaire au film : l’exhibition des dispositifs fictionnels donne aux individus comme au film toute leur réalité.
Ce jeu entre réalité et fiction établi au sein de la mise en scène, est corroboré par la coexistence de différents types d’images au sein du film. La majorité de ces dernières sont d’une haute qualité numérique. Elles viennent sublimer les personnages, les couleurs de leurs tenues et de leur maquillage, créant ainsi des êtres abstraits, détaillés par de très gros plans. À ces représentations spectaculaires s’opposent des fragments de vidéo-surveillance cadran l’entrée du club, et des images de source amateur saisissant des instants de liesse en son cœur. L’imperfection photographique de ces séquences leur confère un statut de document générant une forte impression de réel. Ce contrepoint esthétique apporté aux images majoritaires offre ainsi la vision d’un envers prosaïque et fait de l’espace onirique de la Casa Roshell, un espace bien réel.
Grâce à un grand travail photographique, le film s’emploie également à figurer la dualité des femmes portées à l’écran. Dans de nombreux plans, le cadre est morcelé par des miroirs, générant une diffraction du regard porté sur les protagonistes. Par jeu de réflexions, l’objet permet de représenter la dualité des femmes travesties en dédoublant leur figure. Mais il souligne également la nécessité de se voir et d’être vue pour s’exprimer en tant que performeuse transformiste. De plus, divers sur-cadrages ouvrent sur de nouveaux espaces au sein du cadre, offrant une visibilité à d’autres personnages, constitutifs de l’identité du protagoniste représenté. Certains plans fixes mêlent, par exemple, la représentation d’un rendez-vous in-time à la présence du collectif en arrière plan. Ces cadrages figurent ainsi la rencontre rassérénant d’alter-ego au sein de la Casa Roshell, et le cheminement individuel qu’elle permet. La grande plasticité du film ne contribue pas seulement à la création d’un es-pace onirique et spectaculaire, mais participe également à la figuration de l’ambiguïté de chaque personnalité, et leur insertion dans un corps social trouvé au sein de la Casa Roshell. Ces plans finement travaillés figurent ainsi la nécessité des personnages d’être vues et reconnues pour ce qu’elles incarnent.
Camilla José Donoso effectue donc un va-et-vient permanent entre ce que serait « le réel » et « la fiction ». En ayant recours à une mise en scène soignée et un travail photographique onirique, la réalisatrice nous offre en effet un film affranchi de cette quête insatiable de « l’illusion vraie » documentaire. Bien au contraire, cette dernière retranscrit l’impérieuse nécessité de jouer avec le réel, à l’instar de ses personnages transformistes. Grâce à la représentation de l’accomplissement individuel par la transformation et le travestissement, elle documente l’extrême porosité de la frontière entre réalité et fiction, et la nécessité de jouer avec cette frontière. Malgré tout, comme l’exprime le chant final de Roshell « Yo soy el prohibido » (« Je suis l’interdit »), l’identité unique est une norme dont l’affranchissement demeure un interdit social. Camilla José Donoso figure ainsi la grande difficulté qu’implique le recours à la fiction pour se réaliser, mais plus que tout autre chose, son extrême nécessité.
Photographie Charline Deau