Dans le cinéma de... James Gray

Dans le dossier de presse du dernier long-métrage de James Gray (Armageddon Time), une phrase résume avec précision son cinéma : « L’histoire et le mythe commencent toujours dans le microcosme personnel ».

Dès son premier film, Little Odessa sorti en 1994, James Gray âgé de seu-lement 24 ans évoque avec habileté les émotions et l’intime sous le prisme du film de gangsters. Il conte l’histoire de deux frères au lien impossible dû à l’ostracisation du cadet, tueur à gages interprété par Tim Roth (le Mr Orange de Reservoir Dogs). Gray impose déjà ses thématiques portant sur la famille (la fratrie, le lien tumultueux au père, l’amour impossible) et le social par l’inscription dans un lieu, New York et ses bas-fonds. A cela s’ajoute un rapport aux classes sociales, s’attardant sur des personnages en marge de la société américaine (immigré, pauvre, mafieux).

The Yards (2000) et We Own The Night (2007) suivent ce premier coup d’éclat dans une trilogie thématique qui l’inscrit dans la tradition du Nou-vel Hollywood dont l’influence des films de Francis Ford Coppola ou Michael Cimino est prégnante. Il y questionne la place qu’occupent les grandes institutions (la police, la famille, la religion) qui régissent la vie de ses protagonistes. Magistralement interprétées par Joaquin Phoenix et Mark Wahlberg, les fratries composant ses deux films sont emplies d’un amour contrarié et autodestructeur, l’un emmenant l’autre sur une voie qu’il n’a pas choisie. Gray convoque, après le spectre tragique de Coppola et son Parrain, la dimension opératique du cinéma italien de Luchino Vis-conti (Le Guépard, Rocco et ses frères) autant par son aspect romanesque que politique.

Anachronique au sein du paysage hollywoodien, le cinéaste semble réani-mer les fantômes d’un cinéma passé pour en faire des œuvres personnelles où la recherche d’acceptation de l’autre (la société, la famille, l’amour) est le principal moteur au récit. Son cinéma devient encore plus passionnant et nécessaire, autant par sa quête d’une époque artistique qu’il n’a pas vécue et le besoin de trouver une voix profondément intime à son art. La tragédie, constitutive à ses récits s’inscrit dans cette démarche ou le protagoniste est piégé dans une structure sociale le poussant à faire un choix. On peut le résumer entre celui du « droit chemin » prévu par une société normée ou de la passion, régi par la pulsion et non par le raisonnement.

Cette réflexion se développe dans son chef-d’œuvre Two Lovers (2007) ou le dilemme du triangle amoureux prend une dimension poétique. Dé-pouillé de l’univers policier, James Gray s’inspire d’un roman de Dostoe-vski pour sculpter les émotions instables de Leonard, partagé entre San-dra (fille d’amis à ses parents) et Michelle (sa voisine). D’un côté, un futur professionnel et social tout tracé, de l’autre, un avenir incertain mais plus excitant. Ce film donne aux regards, gestes et chuchotements une sensi-bilité palpable ou la maladresse devient grâce et ce sentiment flottant, sur un toit en hiver ou un quai de métro, devient l’instabilité constitutive au sentiment amoureux. Ce cri du cœur révèle au grand jour la palette intime du cinéaste, qui pouvait être contenue par des impératifs scénaristiques liés au genre filmique dans lequel il évoluait.

En 2013, The Immigrant reprend cette intimité dans un film d’époque situé en 1921 ou Ewa (Marion Cotillard) débarque à Staten Island pour consta-ter la désillusion du « rêve américain ». La sublime photographie (Darius Khondji) et la retenue de la mise en scène n’arrive pourtant pas à capter ce qui avait fonctionné dans Two Lovers. Néanmoins, il amorce une dé-marche historique qui s’affine avec The Lost City of Z (2016), situé entre la folie et la fascination d’Apocalypse Now ou Aguirre, la colère des dieux. Il suit les périples de Percy Fawcett à la recherche d’une ancienne civilisation ou le lien entre le père et le fils devient, une fois de plus, central. Bien qu’assez différent du reste de sa filmographie, il illustre encore les liens fa-miliaux et sociaux ou l’obsession pour sa quête impossible se répercute sur sa vie de famille et aux combats contre des institutions sclérosés.

Changeant de cap pour la science-fiction, on retrouve Brad Pitt dans Ad Astra (un de ses plus beaux rôles) sur un chemin d’autant plus intime car hanté par un père disparu lors d’une mission de recherche extraterrestre. Ce voyage malickien hypnotique qui subjugue par sa plastique se perd parfois dans des sous-intrigues inutiles, James Gray sortira lessivé de cette expérience avec les studios hollywoodiens. Pourtant, en convoquant les mêmes influences et en diversifiant les genres cinématographiques, il n’a jamais changé de trajectoire de fond par une approche éminemment personnelle du récit. Des banlieues new-yorkaises à la jungle jusqu’aux confins de l’espace, ce sont les sentiments profonds de ses personnages qu’il capte sur la pellicule.

Ce sentiment d’inachevé qu’a eu Gray en terminant Ad Astra l’a laissé dans une impasse : arrêter le cinéma ou continuer en imposant sa voix et son intimité au risque de se tromper. Il a fait le bon choix en continuant avec Armageddon Time, fresque autobiographique sur son enfance dans les an-nées 70. Le cinéaste décrit ses liens familiaux et amicaux au milieu d’une société prônant le rejet (le racisme et l’antisémitisme) dans un mouvement proustien. Gray filme les fantômes de son passé où chacun joue un rôle dans l’injustice et l’inégalité au cœur de ce récit de l’Amérique reaganienne. 

Ce sentiment amer que nomme Yal Sadat, comme constitutif du trajet des protagonistes chez Gray est celui du passage par le traumatisme (la mort ou la fin d’une relation) dont le cinéaste cherche à représenter la beauté. Incompris par le festival de Cannes (aucun prix pour 5 films en compéti-tion), son cinéma trace une voie au plus près des émotions dans un monde ou il est difficile de les mettre en avant. Par la douce brutalité à laquelle ses films s’efforcent de nous « réapprendre un dégoût » qu’est l’injustice. Le cinéaste américain n’a qu’un objectif aussi simple qu’infiniment beau et complexe : « Capturer des moments éphémères » (Masterclass du Festival Lumière), ou quand le subjectif devient finalement universel.

Filmographie

de James Gray
Réalisateur, scénariste
et producteur américain Né le 14 avril 1969 (53 ans) New York, Etats-Unis

1994 – Little Odessa
2000 – The Yards
2007 – We Own The Night
2008 – Two Lovers
2013 – The Immigrant
2016 – The Lost City of Z
2019 – Ad Astra
2022 – Armageddon Time

Illustration issue de "Little Odessa" de James Gray

Jolan FAYOL 31 décembre, 2022
Jolan FAYOL 31 décembre, 2022
Partager ce poste
Archiver
Se connecter pour laisser un commentaire.

Tim Burton : « Ed Wood »
Ou le cinéphile incompris