
Par où commence et termine un cauchemar ? Chez David Lynch, la frontière se fait fine entre une réalité fantasmée et les plus obscurs tourments. Dès son premier film Eraserhead, un univers onirique s’est mis en place. Inscrivant par la suite ses récits dans un cadre plus traditionnel (Elephant Man, Blue Velvet, Sailor et Lula, etc.) sans pour autant effacer la bizarrerie qui caractérise son style unique.
En 1990, David Lynch et Mark Frost révolutionnent l’histoire du petit écran avec une série télévisée, Twin Peaks, brisant le cadre sériel par sa dimension artistique et cinématographique. En 2 saisons tournant autour du meurtre d’une jeune lycéenne nommée Laura Palmer, la série deviendra vite une œuvre culte. Mais à l’image de Laura, Twin Peaks resplendira aussi vite qu’il prendra fin. Non content du résultat qu’avait pris son œuvre, le cinéaste finit par poursuivre l’aventure en un long-métrage conspué à sa sortie, enfin réhabilité aujourd’hui. Pour comprendre la logique onirique au cœur de ce film, arrêtons nous sur ce qui constitue son versant terrifiant et fascinant : le cauchemar et donc sa représentation.
En se focalisant sur les derniers jours de Laura Palmer, Lynch crée un portrait aussi lumineux que sombre, mettant en scène les angoisses de sa protagoniste. Pour se faire, le cinéaste américain convoque une multiplicité de références construisant une logique cauchemardes-que, narrative et formelle, par des références à la psychanalyse, la mythologie ou la picturalité associée à ce terme. Une scène le synthétise ou la chambre à coucher devient le théâtre d’un événement traumatisant.
La nuit vient de tomber, Sarah Palmer, sa mère, boit un verre de lait dans lequel son mari, Leland, a ajouté des somnifères. Filmé dans un miroir, Lynch évoque Soupçons d’Alfred Hitchcock et sa fameuse scène du verre.
Premier élément significatif, le cheval est une créature fondamentalement cauchemardesque à travers l’analyse linguistique. De l’anglais "night mare", cela signifie la jument de la nuit puis au XVIIIe siècle en France s’écrit "cochemar", dérivé de "cocher" provenant du latin "calcare" signifiant talonner. De plus, cette créature à l’aspect mythologique devient significative par son importance dans le tableau de Johann Heinrich Füssli, Le Cauchemar (1781) devenu “un archétype, un modèle figuratif du cauchemar. Il fixe picturalement la croyance mais aussi la matrice des représentations de la scène du cauchemar […]” (Le cauchemar, étude d’une figure mythique, Bridier, 1999, p. 239).
David Lynch poursuit et développe cette idée dans la chambre de Laura où, sous l’influence de la drogue, son corps semble attendre, redouter puis se laisser aller jusqu’à l’introduction d’un homme étranger depuis sa fenêtre ouverte. Cette description rejoint celle du terme allemand "Angst", attribué par Sigmund Freud qu’explique Ernest Jones dans Le Cauchemar (1931), qui “décrit le mieux” cette peur “car il n’y a pas, en anglais, de terme qui indique la combinaison précise d’appréhension inquiète, de crainte et de douleur qui entre dans l’émotion dont nous parlons”. Sous une forme humaine mais étrangère, elle est sous l’emprise d’un démon nommé Bob rappelant directement l’esthétique du tableau de Füssli. Lynch reprend la figure d’une créature écrasant une jeune femme en prise à des angoisses sexuelles se mêlant à une peur extrême, nommée incube et provenant du latin incubus signifiant coucher sur. Cet “incube” désigne, à partir de 1372, un démon de sexe masculin ayant des relations sexuelles avec des femmes endor-mies que considère Saint Thomas d’Aquin comme un démon de l’enfer (Thomas Aquinas, Summa Theologica, 1re partie, quest. 51, art. 3-6).
Cette scène développe donc par les moyens cinématographiques, la notion de cauchemar par une réactualisation esthétique du tableau de Füssli. Rajoutant à cela, la découverte freudienne et œdipienne de l’identité se cachant au creux de l’incube, terrassant sa victime en terminant par un cri. Celui perçant de Laura, traçant une historicité du tableau d’Edvard Munch (Le Cri, 1893) jusqu’au cri terminant la troisième saison de Twin Peaks. En somme, une histoire de la peur et de l’angoisse signée David Lynch.