Image d'en tête : Du Rouge à Lèvres (2013) – 1’
Dominic Gagnon est né en 1974 au Québec. Il a suivi un cursus de cinéma à l’Université Publique Concordia, à Montréal1. Il réalise son premier film en 1996 : Parapluie Bomb City . On lui compte aujourd’hui entre 15 et 20 réalisations rythmées par des cycles de trois ou quatre films2. Depuis 2009 et son film RIP in Pieces America, l’auteur développe un dispositif qu’il a nommé « saved footage » . Il explique le dispositif et son origine au début du film :
« Je regardais des vidéos sur internet et j’ai remarqué que certaines vidéos maisons étaient « flaggées » en raison de leur contenu. Alors qu’elles disparaissaient des sites d’hébergement gratuit j’ai commencé à les sauver et les monter sous la forme d’une capsule. Travaillant dans une zone grise à propos des droits d’auteurs, je remplis malgré tout le désir des vidéastes de contextualiser leur situation en regroupant leurs vidéos et par dessus tout diffuser-préserver leurs messages.»
Il s’agit donc de found footage de vidéos du web. Le terme de mashup peut également être utilisé. Jusqu’à présent ces vidéos proviennent essentiellement de YouTube. Le choix du mot saved pour nommer le dispositif s’explique par la disparition effective ou potentielle des vidéos récupérées à l’origine. Cette disparition prend deux formes différentes : la première est le retrait de la vidéo du site d’hébergement généralement après signalement. Les vidéos qui composent ses films sont dans l’ensemble très orientées politiquement, donc peuvent être facilement « signalées ». La seconde forme de disparition est une censure par l’excès : les vidéos sont noyées dans une quantité gigantesque de contenu telle que celle qu’offre YouTube, et maintenues dans l’inconnu par les algorithmes qui nous proposent toujours les vidéos les plus vues. Ainsi le « non-viral » intéresse particulièrement Gagnon : des vidéos peu populaires, relativement peu regardées, parfois jamais vues. Des « bouteilles à la mer »3.
Dominic Gagnon a ainsi réalisé un premier cycle selon ce principe : on parle du « cycle améri-cain », de la « trilogie du web » ou « tétralogie du web » selon les articles4. Il comprend RIP in Pieces America (2009), Pieces and Love All to Hell (2011), Big Kiss and Goodnight (2012) et Hoax_Canular (2013). Ces quatre films s’intéressent aux thèmes tels que le complot, l’apocalypse, les crises, les catatrophes ou encore le survivalisme. Le tout est géographiquement localisé aux États-Unis et chaque film fait l’expérience d’une population : des hommes pour RIP in Pieces America, des femmes pour Pieces and Love All to Hell. Big Kiss and Goodnight se focalise sur un homme nommé Joe, et enfin Hoax_Canular nous propose des vidéos faites par des adolescents avec une attention particulière donnée à la prédiction apocalyptique du 21 décembre 2012.
Au sein de la tétralogie du web, on trouve différents types de vidéos : des témoignages, expressions d’opinions, mises en garde, discours moralisateurs face à la webcam ; des contre-discours, contre-argumentations sur le même sujet ; des extraits de films hollywoodiens (en basse qualité), des vidéos de vloggers, un tutoriel (Pieces and Love All to Hell), des vidéos musicales (des reprises, des concerts amateurs), des captations de jeux vidéos (notamment jeu de combat, de guerre, mais l’auteur utilise également les Sims), ou bien encore des vidéos d’animations – Hoax_Canular s’ouvre par exemple sur une modélisation du système solaire.
RIP in Pieces America (2009) – 61’
Le cycle en cours fut inauguré par of the North en 2015 et s’intéresse aux représentations des quatre points cardinaux et aux imaginaires qui y sont rattachés sur Internet. Il se poursuit avec Going South, projeté en première mondiale le 18 avril au festival Vision du réel 2018. On remarque des différences importantes entre les deux cycles : dans le second, les vidéos sont notamment beaucoup plus mobiles et les images produites montrent plus fréquemment des extérieurs. Cette différence s’explique par les évolutions technologiques : depuis 2009 et les débuts de ce dispositif, nos téléphones mobiles se sont équipés de caméras, et les caméras elles-mêmes sont devenues plus légères et plus abordables financièrement. Il est aussi et par conséquent devenu plus courant de filmer, et de partager.
Par opposition à la tétralogie du web qui mettait en scène essentiellement des « talking heads » – des discours parlés le plus souvent dans des intérieurs, dans des milieux domestiques – le nouveau cycle présente beaucoup plus d’extérieurs, implique fréquemment des véhicules ou des animaux5. L’auteur se sert de cela pour dénoncer des violences ou bien des phénomènes industriels. Dans of the North, on trouve par exemple des plans d’une plateforme pétrolière en haute mer (filmée d’un hélicoptère), d’autres de structures minières montrant d’immenses véhicules ; un cadavre de baleine en train d’être dépecé, un homme battant un jeune phoque ; des scènes de beuveries et de vomissement ; mais aussi des serveurs Internet6, etc.
of the North a par ailleurs été sujet à une importante polémique. En effet, à travers la critique qu’il propose, le film met ouvertement en scène beaucoup de personnes issues des communautés inuites. Dès sa projection dans le cadre des Rencontres internationales du documentaire de Montréal (Ridm) et durant les mois suivants, le film a suscité de grands débats éthiques. Beaucoup d’articles ont été publiés, l’auteur a modifié son montage pour d’autres projections, les festivals qui l’avaient programmé ont été priéq de le retirer de leur programmation (beaucoup l’ont fait) et les Ridm ont présenté leurs excuses l’année suivante. Dans son introduction à RIP in Pieces America, Dominic Gagnon avait déjà évoqué la problématique juridique de son travail en parlant d’une « zone grise à propos des droits d’auteurs». Certains articles abordent aussi cette ambiguïté, ce manque législatif ; celui d’André Habib parle d’une « nébuleuse juridique autour du statut légal » des vidéos que l’on peut trouver sur YouTube7. Élène Tremblay écrit dans un article sur le cycle américain: « Leurs auteurs ayant abandonné leurs droits à YouTube, et YouTube ayant jeté les vidéos à la poubelle, à qui appartiennent donc ces copies sauvegardées ?» 8.
Enfin, il est important de parler de la diffusion de l’oeuvre de Dominic Gagnon, et du lien qu’entretient cette diffusion avec la notion de détournement. L’essentiel de ses films est disponible gratuitement sur sa chaîne YouTube : « Dominic Zlatanov ». Malgré tout, dès nos premiers échanges, Dominic Gagnon m’a rappelé l’importance du visionnage en salle, de ce contexte permettant le « dépla-cement », le « détournement ». Il y a un détournement qui concerne proprement l’image : elle passe d’Internet, d’un visionnage sur téléphone, sur tablette ou sur écran d’ordinateur, à une projection sur un écran de cinéma. Mais il y a aussi un détournement dans le contexte de visionnage – on peut parler d’économie de l’attention : devant un téléphone ou un écran d’ordinateur, notre attention est généralement faible et peut être perturbée à tout instant par un élément extérieur. La salle noire, la salle de cinéma, reste un des rares endroits où une réelle concentration est possible. L’auteur parle de « prendre en otage » le spectateur9. Ici, il n’est pas possible de passer à une autre vidéo, il est socialement plus difficile de consulter son téléphone, ou de quitter la projection. En conséquence et puisque ces films ne sortent pas en salle, leur diffusion en festival est fondamentale. Le festival Vision du Réel, à Nyon en Suisse romande, compte comme l’un des rendez-vous régulier de l’auteur.
Hoax_Canular (2013) – 92’
Dominic Gagnon commence à présent à s’orienter vers l’Est pour le sujet de son prochain film : Russie, Chine, Corée du Nord. Cette fois-ci, il ne devrait pas utiliser YouTube mais s’intéresser au dark net, renouvelant ainsi non seulement son dispositif mais aussi son esthétique.
of the North (2015) – 74’
1 Simon Labrecque et René Lemieux, « L’affaire of the North : penser l’appropriation par la traduction », dans Trahir, VIII, mai 2017 (disponible en ligne) ; s’appuyant sur André Cyr, « Le blues du béluga urbain. Entretien avec Dominic Gagnon », dans Synopsis, vol. 2, n° 2, printemps 1998.
2 « Masterclass Dominic Gagnon | Visions du Réel - Atelier 2016 », disponible sur la chaîne YouTube visionsdureel
3 Ibid
4 La confusion entre les deux derniers termes semble venir du simple fait que le terme de « trilogie du web » est apparu avant la sortie de Hoax_Canular, le quatrième film du cycle.
Entretien avec Dominic Gagnon », Imaginations, 26 mai 2015.
5 Masterclass précédemment citée.
6 Beaucoup de serveurs seraient situés dans le nord du Canada car les températures faciliteraient leur refroidissement.
7 André Habib, « Positions », sur le site internet Hors Champ
8 Élène Tremblay, « Les documentaires sans caméra et à distance. Dominic Gagnon, La trilogie du web. », dans Ciel variable, 2013, n° 95, pp. 18-24
9 Masterclass précédemment citée
FILMOGRAPHIE
Going South (2018) – 108’
of the North (2015) – 74’
Hoax_Canular (2013) – 92’
Du Rouge à Lèvres (2013) – 1’
Big Kiss and Goodnight (2012) – 62’
L’Espace de la Société (2012) – 60’
Pieces and Love All to Hell (2011) – 61’
Data (2010) – 61’
Rip in Pieces America (2009) – 61’
Haute Vitesse (2007) – 47’
Blockbuster History (2005) – 22’
The Matrix (2004) – 4’
Total Recall (2004) – 5’
Iso (2002) – 75’
Du moteur à explosion (2000) – 41’
Anchorage (bande-vidéo) (1998)
Beluga Crash Blues (1997) – 19’
Parapluie Bomb City (1996) – 12’