Epreuve de l’espace à Fukushima
Piotr SOBKOW

Le 11 mars 2011, alors que Sion Sono est en plein tournage de son film Himizu, un violent séisme provoque un tsunami meurtrier qui s’abat sur les côtes japonaises, et qui entraînera la catastrophe nucléaire de Fukushima- Daiichi. Sion Sono repense alors son film et tourne à l’endroit de la catas- trophe. En quelques mois, un seuil est franchi avec Himizu : la triple-catastrophe passe de l’écran de télévision à l’écran de cinéma.

Les images médiatiques avaient déjà envahi les journaux et internet, mais le cinéma s’empare de l’événement par la voie de la fiction. Après Himi- zu, Sion Sono enchaînera avec The Land of Hope (2012), film sur une catastrophe nucléaire qui n’est pas nommée : il ne s’agit plus seulement d’illustrer et de mettre en scène la ca- tastrophe, mais d’intégrer une apoca- lypse dans la fiction. Alors que, dans le cinéma japonais, le nucléaire était jusque là mobilisé autour de la catas- trophe de Hiroshima, c’est désormais à Fukushima que l’on pense, et c’est Fukushima que l’on filme. Les images de Fukushima affluent sur les écrans, et redéfinissent la portée politique et esthétique de la catastrophe.

Les cinéastes japonais ont très vite saisi le rôle qu’ils devaient jouer après la catastrophe. Dans Sayōnara (2017) de Kōji Fukada, on suit une jeune femme blanche qui, s’étant exi- lée au Japon à cause des représailles post-apartheid en Afrique du Sud, décide cette fois-ci de ne plus s’en- fuir face au danger : le film s’ouvre en effet sur des explosions en chaîne de centrales nucléaires, qui forcent les Japonais à abandonner leur pays pour trouver une terre d’ac- cueil. Elle sera accompagnée, jusqu’à sa mort inévitable et au-delà, par une femme-robot, avec qui elle déclame des vers, et profite des paysages dé- sertés avant l’extinction. Les ballades champêtres de Sayōnara, scandées par les poèmes, résonnent avec les « promenades » de Himizu, où un jeune adolescent foule les décombres du tsunami en récitant inlassablement le même texte de François Villon : « Je connais l’erreur de Bohême / Je connais le pouvoir de Rome / Je connais tout, moi excepté / Prince, je connais tout en somme / Je connais colorés et blêmes / Je connais Mort qui tout consomme / Je connais tout, moi excepté ». Même importance de la poésie dans Your Name. (2017), de Makoto Shinkai qui s’inspire d’un vers de la poétesse japonaise Ono no Komachi : « C’est parce que tu as pensé à lui dans ton sommeil qu’il est apparu dans ton rêve. Et si tu avais su qu’il s’agissait d’un rêve, tu ne te serais pas réveillée ».

Les films de Fukushima ne sont pas toujours des documents, le danger nucléaire et ses ravages étant trop diffus et imperceptibles pour documenter des faits - il s’agit parfois d’adopter une posture qui capte, qui cherche à unifier le monde. Ainsi, comme dans Your Name. ou Sayōna- ra, il s’agit de rêver à des lieux de refuge, de prendre l’évènement dans le cours de la vie, de ne pas l’isoler des expériences périphériques - voire d’accepter sa propre mort. On peut alors tenter de dégager des films post- Fukushima un schéma narratif ou tout du moins une trajectoire commune : ne pas fuir les lieux, mais se retrouver en eux, voir de nouveau ce qui a été perdu. C’est dans ces lieux retrouvés - la maison familial, la terre d’accueil, le village d’enfance, le lieu de pèleri- nage - que s’expriment les souffrances et qu’apparaît l’acceptation, quand la télévision relaye, en fond, les dis- cours du gouvernement. Le cinéma a une autre mission : celle de mettre en scène pour libérer, d’écrire l’Histoire avant que d’autres ne s’en emparent, de porter au monde les visages et les voix secrètes des victimes, de refor- mer une image unifiée du monde ravagé.

Your Name. est peut-être le « film de Fukushima » qui va le plus loin dans cette direction : en faisant le récit de deux jeunes qui, par intermittence, se réveillent dans le corps de l’autre, tombent amoureux, et finissent par s’oublier, le film a des atours d’anime pour ado pas sérieux. Pourtant, le film est proprement catastrophiste : si toutes les catastrophes finiront par se produire à nouveau, que reste-t-il à faire ? Your Name. dépeint l’oubli perpétuel des catastrophes du passé et l’aveuglement sur celles du présent. Aucune surprise alors au fait que le film ai été le plus grand succès d’ani- mation japonaise, devant les produc- tions Ghibli : les Japonais vivent en sursis, les Tokyoïtes attendent la des- truction inévitable de leur métropole, annoncée pour les décennies à venir. Les catastrophes sont en marche - quelle marche doivent alors adopter les femmes et les hommes ? Le pèlerinage, la promenade, la fuite sont autant de réponses.

Et si l’on s’imagine les Japonais comme un peuple acceptant, résigné, la fatalité qui s’abat sur lui, c’est à cause d’une image trompeuse, exo- tique - celle des peuples asiatiques toujours passifs face à la nature. Leur révolte et leur colère nous sont pourtant visibles. De ce point de vue, la question morale et politique d’une esthétique post-Fukushima est fondamentale, car elle engage un peuple et son histoire traumatique, et parce que Fukushima appelle des images apocalyptiques qui défient la raison. La fuite est un des possibles identifiables, tout comme le sont la violence, le silence, la révolte ou la contemplation. Fuir, d’accord, mais où ? « Pour lui, exilé de l’intérieur, il n’y a jamais eu de chez nous, de foyer - ‘nous avons traversé la frontière et nous sommes toujours là, combien de frontières faudra-t-il traverser encore pour être enfin chez nous »1 . La notion de territoire est essentielle aux films de Fukushima : The Land of Hope an- nonce son territoire dès le titre, quand Your Name. joue de la confusion entre quête amoureuse et quête d’un lieu disparu, et Sayōnara met en parallèle l’exil japonais d’une sud-africaine avec la découverte finale d’un lieu rêvé par une androïde japonaise, alors que le pays est déserté.

L’image des lieux comme victoire sur la destruction, le cinéma comme arme contre l’oubli : tel semble être le pari esthétique des « cinéastes de Fukushima ».

1 SHAGHPOUR, Youssef, Historicité du cinéma, Paris, Verdier, 2004

Photographie Piotr Sobkow

Piotr SOBKOW 30 novembre, 2017
Piotr SOBKOW 30 novembre, 2017
Partager ce poste
Archiver
Se connecter pour laisser un commentaire.

La Comtesse aux pieds nus
Hollywood et lui-même