I. FRAGMENTS
Eros + Massacre s’inscrit dans une pure tradition du cinéma révolutionnaire. Avant-gardiste, son montage expérimental rappelle les plus belles heures du grand cinéma soviétique dont la préoccupation principale était, par l’entrelacement d’images, de transmettre une Idée.
Mais, après les vagues d’espoirs provoquées par la révolution russe se succède l’écume de la Vérité : l’échec des régimes soviétiques et une conscience de classe internationale qui peine à s’affirmer. Le montage d’Eros + Massacre, proche mais différent de ces prédécesseurs, est la plus claire expression de ce sentiment doux-amer.
Yoshida ne cherche pas à véhiculer un message, comme le proposait Eisenstein et son montage des attractions, mais une Réalité dont les différentes couches s’incrémentent pour offrir un tableau sans compromissions de la Vie. Respectant la méthode du régressif-progressif énoncée par le philosophe Jean-Paul Sartre dans les années 1960, Eros + Massacre propose d’unir deux temporalités. Détournant les attentes, celles-ci ne sont pas face-à-face mais s’alignent pour former le point névralgique de cette structure narrative perpendiculaire. Le passé explique le présent, le présent explique le passé, le passé est le présent et le présent est le passé. Et cette sensation étrange de nager dans cette immense brume épaisse qu’est l’Histoire se ressent par le montage : fragmenté, explosé avec des aller-retours incessants qui peuvent perturber au premier visionnage.
« AUCUN DÉTAIL N’ÉCHAPPE AU REGARD POÉTIQUE DU CINÉASTE »
Dans les années 20, Sakae Osugi (Toshiyuki Hosokawa), militant anarchiste et théoricien de l’amour libre, tente de fonder une organisation révolutionnaire qui fonctionnerait sur ses principes. Mais, et malgré sa volonté acharnée, son expérience personnelle du polyamour est difficile et il commence à se remettre en question. Perpendiculairement, dans les années 1960, deux jeunes étudiants travaillant dans le domaine de la publicité vivent des histoires d’amours troublantes : entre libération des corps et fétichisation marchandes. En apparence opposées, les deux intrigues vont naturellement se rejoindre au fur-et-à-mesure que le film avance permettant ainsi à Noe (une des compagnes d’Osugi) de se balader dans les rues d’une ville japonaise contemporaine.
Yoshida, cinéaste bien trop méconnu en France, réalise avec ce film une ode à la Vie. Sa mise en scène, d’une beauté énigmatique, repose sur des plans d’une grande précision géométrique en jouant beaucoup sur la perspective et les lignes de fuites. Il transcende les séquences pour déchiffrer, par l’angle de prise de vue, la substantifique moelle du quotidien. Il fait ressortir de situations banales, la beauté fragile qui s’y cache. Aucun détail n’échappe au regard poétique du cinéaste : les rues contemporaines sont filmées comme des œuvres constructivistes, les feuilles d’arbres au printemps étincellent comme des diamants. Les scènes d’amours, thème central de l’œuvre, sont organiques : reposant majoritairement sur des gros plans et de très gros plans de mains, de peaux, de regards. En filmant ainsi, Yoshida fait ressortir toute la fragilité qui sommeille en chacun de nous et que nos corps, pris dans leur plus pure intimité, expriment. Fragilité organique et naturelle comme le sont les arbres, le plancher des maisons, les idées.
Franchement de gauche (Cela se voit rien que par son montage), Yoshida n’en reste pas moins lucide sur les idéaux et sur les Hommes. A aucun moment dans le film, la figure de Sakae Osugi, pourtant centrale, n’est déifiée. Il ne s’agit pas d’une biographie ni d’un film de propagande : la beauté du personnage, et des Hommes en général, réside justement dans ses failles, dans ses limites.
Ce qui le rend véritablement légendaire est justement cette confrontation entre ce que l’on voudrait que les choses soient (liberté sexuelle totale, absence de jalousie, sentiments limités au simple stade de l’amitié…) et ce que les choses sont réellement (Jalousie omniprésente, transformation du polyamour en « harem » personnel…). Yoshida est un cinéaste critique. Critique, parce que malgré ses opinions politiques, il propose de déjouer les attentes du spectateur (une œuvre de 3h36 sur un révolutionnaire japonais) pour offrir une fable intimiste. Il rappelle, et c’est une chose que nous avons bien trop souvent tendance à oublier, que l’Histoire est avant tout un vécu empirique et qu’il n’existe pas de grands hommes. Le cinéaste, par cette démarche radicale, entérine un certain romantisme révolutionnaire idéalisant au profit de véritables valeurs humanistes, et, par corollaire, d’une véritable lecture révolutionnaire : l’Homme est complexité, contradiction et de facto Sublime pour ces raisons.
Le film repose sur une tension qui peut éclater à n’importe quel moment. L’œuvre de Yoshida refuse toute forme de jugement moraux : la réalité est beaucoup trop complexe pour y plaquer des considérations axiologiques. Les bons ont des failles et les méchants peuvent se montrer sous un jour plus sympathique tel est la dure loi, mais aussi la beauté, de notre monde et de l’Homme. Cette fragilité explique comment le plus grand des idéalistes incorruptible et déterminé peut devenir, sans le savoir, le plus vicieux des individus.
Mais Yoshida, face à cette complexité du réel, cherche quand même à trouver ne serait-ce qu’un semblant de Vérité : et cela ne peut se faire que par le montage. Ainsi, et ce qui peut être déstabilisant pour le spectateur habitué aux histoires claires et limpides, plusieurs scènes se répètent et proposent des variations de point de vue : le cinéaste, tel un historien, cherche à recoller les morceaux, à rassembler les fragments pour s’approcher de la vérité. On peut penser à la scène où une des amantes d’Osugi cherche à l’assassiner par jalousie : un coup sa mort est un accident, un coup elle le tue bel et bien et part de vérité et la part de mythification autour de ce personnage ? Nous ne le savons pas et nous n’avons pas besoin de le savoir car là n’est pas la véritable leçon de l’Histoire…
« L’HISTOIRE EST AVANT TOUT UN VÉCU EMPIRIQUE (...) IL N’EXISTE PAS DE GRANDS HOMMES »
II. LES FANTÔMES
Si Yoshida est un historien au sens le plus noble du terme, c’est parce qu’il arrive à partager justement une foisonnante variation de point de vue, d’opinions, de sensations aussi bien organiques que spirituelles complexifiant ainsi les grands traits que nous avons trop tendance à utiliser.
Mais à quel dessein le cinéaste utilise-t-il l’Histoire et particulièrement cette histoire ?
En 1993, le philosophe Jacques Derrida publie Spectres de Marx. Dans ce livre, l’auteur pose les bases théoriques d’une nouvelle méthode d’analyse (au forts accents poétiques). Cette méthode, dont le nom provient de la célèbre phrase d’ouverture du Manifeste du Parti Communiste (1848) « Un spectre hante l’Europe - le spectre du communisme », se nomme l’hantologie. Derrida montre que la notion de « spectre » est omniprésente dans l’œuvre de Marx. Et, avec bien des années d’avances, on ne peut que constater à quel point cette spectrale présence des idéaux révolutionnaires est déjà pressentie dans le film de Yoshida.
Cette fragmentation de la temporalité, cette structure perpendiculaire révèle d’autant plus ces spectres. Ainsi, et pendant 3h36, nous contemplons des morts qui se démènent, qui cherchent à vivre et à réaliser des changements. Les étudiants de 1969 sont-ils si différents des jeunes féministes de 1920 ? Les jeunes révolutionnaires ne se sont-elles pas réincarnées en étudiantes des années 1969 et vice-versa ? Yoshida en arrive à ce constat mélancolique et poétique : nous n’avons pas changé. Quoi que l’on dise, quoi que l’on pense, tant que l’Homme restera dans ce rapport de domination, sous l’égide de cette infrastructure totalisante qu’est le capitalisme, jamais il ne pourra advenir de véritables changements, des changements concrets comme ceux que prônent Osugi et, à leurs manières, les étudiants. Nous sommes entourés de spectres et partout, tout le temps, dans nos gestes, dans nos attitudes, dans nos valeurs, nous ressassons le passé. La vie, tel que Yoshida l’envisage, en plus d’être complexe, n’est qu’une immense réminiscence. Réminiscence qui ne pourra s’arrêter que lorsque les hommes auront décidé, selon l’adage rimbaldien, de « changer la vie ». Le point de vue audacieux de Yoshida, et qui une fois de plus déjoue nos attentes, est de construire une anti-psychanalyse (le titre semble évoquer éros et thanatos, sujets freudiens par excellence). Notre inconscient ne repose pas sur le cercle familial (le fameux Œdipe qui fit tant couler d’encre) mais sur l’Histoire. L’Histoire de nos ancêtres qui ressurgie en nous : dans une conception gramscienne de la conscience (« Celui qui ne sait pas d’où il vient ne sait pas où il va »), Yoshida invite à comprendre d’où l’on vient, pour savoir où on est et où on doit aller pour avancer. Et, pour communiquer ces multitudes de dimensions qui peuplent la Réalité, la seule arme efficace reste la caméra. Seul le cinéma, par le montage et la mise en scène, peut communiquer cette vision du monde. Seul l’art poétique peut permettre à des spectres d’hanter le présent ou de donner de la signification à notre époque.
Mais attention. Il serait tentant de considérer, après lecture de cette analyse, que Yoshida est un cinéaste réactionnaire qui mise tout sur le passé. Or, et il suffit de regarder le film pour le comprendre, le Passé n’est ni positif ni glorieux…. En réalité, et comme indiqué plus haut, par son incrémentation des périodes, Yoshida montre que la vie d’avant et celle d’aujourd’hui sont, à quelques variations près, exactement identiques. Le cinéaste ne dit pas qu’il faut revenir au passé pour s’y inspirer, il dit au contraire que le passé, par une analyse économico-culturelle, permet de mieux comprendre, de mieux voir pourquoi nous n’avons pas progressé et pourquoi nous sommes encore libres de le faire. Le Passé est révélateur des lacunes, des manquements, des inférences et permet de prendre du recul sur notre époque (en témoigne toute les séquences où des événements du présent de 1969 sont mis en comparaison avec des événements de 1920 : la plupart du temps ils sont identiques, comme le procès moderne au début du film qui fait écho au procès d’Osugi à la fin). L’œuvre est justement tout l’inverse de réactionnaire parce qu’elle n’est pas une fuite en arrière ni une idéalisation, mais au contraire une fuite en avant, vers l’Avenir qui, espérons-le, sera plus radieux parce que plus conscient.