Expressionisme allemand et monstruosité

Il nous gêne aussi bien qu’il nous fascine ; à la fois Homme et étranger, il est ambigu. Venant du latin monstrum, le monstre est par étymologie celui que l’on montre. Au cinéma, le courant expressionniste allemand est le premier à attribuer toute sa place à cette figure marginale. Un lien tout particulier ne cessera de les lier.

Le courant expressionniste 

Né à la fin de la Première Guerre Mondiale, le cinéma expressionniste allemand est un cinéma traumatisé par la violence de son époque. Il manifeste d’ une effervescence culturelle majeure en Allemagne, pays ruiné après sa défaite. Ce contexte lui inspire les thèmes récurrents de la folie, du cauchemar, et… de la monstruosité. Ce courant, qui durera une dizaine d’années, découle de l’expressionnisme en peinture, dont on considère le tableau d’Edvard Munch Le Cri comme en étant le manifeste. Il s’agit pour ces avant-gardistes d’extérioriser des émotions et expressions les plus intérieures. On y lit un mal de l’époque à travers diverses déconstructions de perspectives, une géométrisation des corps, contorsionnés sous des angles hostiles. Le tout s’attardant également sur les vices et la bêtise de la société, qui se réfugie alors dans divers plaisirs liés au divertissement.

 

Au cinéma, l’expressionnisme compte d’ailleurs parmi ses décorateurs des peintres de ce même courant tels Walter Röhrig ou encore Hermann Warm, qui a dessiné les décors pour Le Cabinet du Dr Caligari, de Robert Wiene. Son esthétique s’attache aux contrastes d’éclairage, marqué par le contraste du noir et blanc. Celui-ci est accentué par le maquillage des acteurs, qui donne aussi à souligner leur jeu exagéré, tout en postures contorsionnées. Car il s’agit avant tout du cinéma des angles impossibles et des distorsions, où les décors torturés qui peuvent renvoyer à la psychologie confuse du personnage du monstre, qui ne se connaît pas plus qu’il ne connaît le monde.


Une figure centrale : le monstre

En effet, ce courant allemand s’intéresse particulièrement à ce type de personnage, toujours rattaché à son ombre, étant l’ombre de lui-même, et poussé à vivre en marge, dans l’obscurité, quand il n’est pas exhibé aux regards malsains de ses spectateurs. L’ombre le déshumanise et se fait figure symbolique du mal qui habite l’être. Cet esthétique lie (ou justement délie) de cette manière le monstre à son environnement. Dans Nosferatu le Vampire de Murnau, le vampire habite un château lui-même incarnant son âme. En somme, il est à l’image de son propriétaire : isolé, a priori hostile. Mais plus généralement, l’expressionnisme allemand met en scène la ville, avec ses rues labyrinthiques où naissent la débauche et le crime. C’est elle qui semble générée des monstres, et cachées dans ses ruelles incertaines. La ville s’inscrit dans l’expressionnisme allemand comme le contexte du cauchemar. Gardons en tête la situation chaotique de la République de Weimar, que le cinéma introduit ici avec ses monstres comme avatars de l’horreur et la ville comme théâtre du chaos.

Le monstre est aussi ambivalent, comme dans Le Golem, où il est au début protecteur du peuple juif puis son assaillant. Souvent, il échappe à son créateur et, après avoir trop refoulé en lui des sentiments qu’il ne sait exprimer, explose maladroitement. Ces histoires de monstres relèvent d’ailleurs souvent d’initiations à la sensibilité, tapie derrière une apparente monstruosité. Par procuration, le spectateur fait à travers lui l’expérience de sa propre différence, allant à la rencontre de ses propres limites humaines. C’est la raison pour laquelle il peut gêner, et susciter des émotions elles-mêmes paradoxales.

Créature et Créateur

Le monstre se révèle donc parfois avoir un cœur. Cependant, s’il est a priori monstrueux, c’est parce qu’il est montré dans un contexte de mise en scène de son être : c’est donc le regard des autres sur lui qui le caractérise avant tout. C’est pourquoi il permet aussi de questionner nos idées reçues, en choisissant de faire du monstre le héros de l’histoire. Dans Le Cabinet du Dr Caligari de Robert Wiene, le somnambule Cesare est exhibé dans une foire par son maître, le Dr Caligari. Celui-ci profite de son somnambulisme pour lui ordonner d’opérer divers crimes. Alors qu’il doit tuer une femme, Cesare s’interrompt et l’enlève, avant de devoir la laisser aux villageois et de fuir seul (encore une fois, un cœur palpite de façon incontrôlable dans la poitrine du monstre). Ainsi, c’est un monstre malgré lui ; il échappe à lui-même. On se demande alors qui est véritablement le monstre : est-ce la créature ou plutôt son créateur ?

 

Monstres Moraux

Néanmoins, si le monstre physique se révèle souvent avoir un cœur, le monstre moral, lui, est cruel. Aussi, dans Docteur Mabuse, Fritz Lang choisit quant à lui de brosser le portrait d’un criminel aspirant à diriger la ville, en usant notamment de l’hypnose. Mabuse, une dénonciation de la montée des extrêmes en Allemagne ? Ce n’est pas le seul film expressionniste qui pose la question. Le Cabinet du Dr Caligari comporte lui aussi un monstre moral : le docteur. Incarnation de la tyrannie, il assassine sans se salir les mains et manipule Cesare et la foule lors de ses spectacles, qui cachent son jeu. Déjà allant à contre-courant de l’horreur vécue pendant la Grande Guerre, les cinéastes de ce courant dénoncent par ces avatars le mal qui ronge leur société et les potentiels dangers à venir. Ils nous disent aussi de prendre garde à ne pas sombrer nous-même dans l’obéissance : en somme de conserver notre humanité pour ne pas devenir des monstres-somnambules à notre tour.

Postérité : Elephant Man et Edward aux Mains d’Argent

Aussi, si cet esthétique a influencé bon nombre de cinéastes, on le retrouve tout particulièrement chez ceux qui sont fascinés par la monstruosité. On peut penser entre autres à David Lynch, avec Elephant Man, ou encore à l’ensemble de l’œuvre de Tim Burton.

Le premier s’inspire de l’expressionnisme en particulier pour sa logique d’éclairage, appuyée ici par le choix du noir et blanc. Il relate l’histoire vraie de Joseph Merrick, atteint de difformités dues à une maladie rare. Exhibé en foire sous le nom d’« Elephant Man » (un moyen de le déshumaniser), il a lui aussi un maître qui compte sur lui pour gagner son pain. Il vit caché jusqu’à ce qu’un chirurgien soit intéressé par son cas. Découvrant peu à peu sa sensibilité et son intelligence, il le prend sous son aile. Néanmoins, le réalisateur tourne une terrible scène où les voyeurs se font plus malaisants que le monstre ; introduits en douce dans sa chambre, des curieux malsains s’amusent de lui, le violent du regard, le forcent à embrasser une des leurs. En parallèle, le film comporte plusieurs surimpressions d’usines et de leurs fumées rappelant le contexte de la Révolution Industrielle, qui ne voit pas l’humanité au-delà des normes qu’elle prescrit. Prenant petit à petit confiance, Joseph Merrick se met pour la première fois à regarder. En inversant le sens du regard, il interroge l’absurdité de notre société. Ainsi, Elephant Man, parce qu’il met en scène une figure monstrueuse, est un film poignant sur l’Humanité. D’ailleurs le cri « Je suis un Homme ! » scandé par Merrick résonne à jamais dans nos cœurs d’êtres humains.

 

Edward Aux Mains d’Argent, quant à lui, a tout d’un hommage au film Le Cabinet du Dr Caligari. Le film de Tim Burton raconte la tentative d’insertion dans la société d’Edward, un être dont le créateur est mort avant d’avoir achevé ses mains, le laissant donc avec des ciseaux provisoires. Sa malédiction est alors de couper tout ce qu’il touche ou effleure, ce qui est un obstacle conséquent pour intégrer n’importe quelle société. D’abord, Edward partage de nombreux points communs avec Cesare : maquillage, costume, mais aussi une impossibilité à se fondre dans le monde. Puis tous deux découvrent le sentiment amoureux, qui les effraie. Tim Burton à la bonne idée d’associer l’esthétique expressionniste à Edward, et de la contraster avec la vie colorée archétypée de la classe américaine moyenne. De cette manière, il conte à son tour l’histoire d’un être incompris de lui-même, qui sort de son ombre pour apprendre à se connaître et découvrir la société… pour le meilleur comme pour le pire.

  

Témoin d’une époque singulièrement cauchemardesque, l’expressionnisme allemand ne cesse de l’interroger à travers la figure du monstre. Sa marginalité est donnée à voir de manière propice par son esthétique, qui est encore associée au traitement de la monstruosité. Surtout, il pousse à aller à la rencontre de nos propres limites, et à rester vigilants, car : « Le ventre est encore fécond, d’où a surgit la bête immonde » [L’Ascension d’Arturo Ui, B.Brecht, 1941.].

Anaëlle Chapalain 3 octobre, 2023
Anaëlle Chapalain 3 octobre, 2023
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