Papillon qui bat des ailes
je suis comme toi –
poussière d’être!
- Kobayashi Issa
La poésie est la langue du véritable en cela qu’elle s’oppose au langage courant. Jean-Pierre Siméon explique le poème comme « un démenti à la donnée immédiate et objective puisqu’il se donne pour fonction de rendre sensible, donc perceptible, ce que l’évidence obnubile ». Faire naitre le réel est l’unique but de la poésie. Elle se détourne du langage commun, usuel et informatif ou chaque mot est prisonnier du sens clôt et de ses définitions. Une langue finalement morte qui ne peut exprimer l’éclat véritable du monde, tant elle se noie dans les mers du concept. Yves Bonnefoy le rappelle : « il y a un mensonge du concept en général, qui donne à la pensée pour quitter la maison des choses le vaste pouvoir des mots ». Autrement dit par Odysseus Elytis : « Là où la montagne dépasse du mot qui la désigne se trouve un poète ». Pour toucher le réel, il faut se détourner du sens - faire ab-sens. C’est là où le poème préfère le concret à l’abstrait, l’objet à son idée.
Or, nul doute que seule la poésie arrive à exprimer le temps. Car le savoir ne peut le porter, « qu’est-ce donc que le temps ? Quand on me le demande pas je le sais mais dès qu’on me le demande et que je tente de l’expliquer, je ne le sais plus » écrit Saint-Augustin. L’exercice du temps ne tient pas de la compréhension mais de l’expérience. La langue du sens ne peut s’y confronter et aucun poème ne peut le contenir. Et dans cette mesure, seule les sensations offertes par les mots du poète peuvent rendre compte du bain au sein du fleuve d’Heraclite « où l’on ne se baigne jamais deux fois ».
Et si il y’a un art qui éprouve au mieux les flots du temps, c’est évidemment le cinéma. Celui qui, selon Andreï Tarkovsky, est une saisie temporelle, « l’image est cinématographique si elle vit dans le temps et le temps vis en elle ». Ainsi, faire naître la conscience du temps dans l’oeuvre cinématographique est l’un des enjeux poétiques de nombreux cinéastes : autant chez Tarkovsky bien sur, que chez Michelangelo Antonioni ou bien Yasujiro Ozu. Mais c’est le cinéma de Naomi Kawase qui s’attelle au renouveau de cette quête. La cinéaste contemporaine japonaise s’attache grandement au réel poétique, alors elle-même originairement issue du documentaire expérimental, ce qui influencera grandement ses oeuvres de fictions plus tardives. Nous retrouvons autant dans Shara (2003), dans Still the Water (2014) que dans Les Délices de Tokyo (2015) cette poésie contemplatives du temps.
Mais si la poésie s’exprime par le concret, alors il doit le chanter au présent. Il est le seul temps réellement vécu : le passé n’est plus, le futur n’existe pas encore. Ceux-ci ne vivent que par le concept, par le biais de la conscience et non du sensible. Et c’est ici qu’il est intéressant de voir comment la tradition japonaise se confronte au temps. Celle-ci ne cesse de célébrer son impermanence. Autant dans la culture et le mode de vie, où les rites du passage des saisons sont cruciaux, où bien dans l’art, comme dans la cristallisation de l’instant par l’estampe de l’ukiyo-e - littéralement image du monde flottant, du monde éphémère. Et c’est dans tout ceci que le cinéma de Naomi Kawase prends corps. C’est par toutes ces influences que la réalisatrice met au point sa prose cinématographique, pleine du réel et du temps fragile faisant naitre l’instant présent.
Rendre le passé présent
Et pourtant, le cinéma de Kawase est un cinéma tourné vers le passé. La réalisatrice s’attache grandement aux traditions d’autrefois et pose principalement le lieu de ses intrigues loin de la modernité tokyoïte. Mogari no Mori (2007) se déroule dans les plus profondes campagnes nippones, Still The Water sur l’ile autarcique d’Amami, Shara dans la ville de Nara, plus ancienne capitale impériale japonaise. L’exception pourrait être Les Délices de Tokyo, mais là encore, c’est le poids du passé des personnages qui est à l’honneur. Mais parler de ce qui n’est plus n’emprisonne pas l’intrigue loin du présent, car au contraire, ce qui intéresse la réalisatrice est ce qui demeure encore.
Prenons l’exemple des Délices de Tokyo. Sentaro est un cuisinier travaillant dans une petite échoppe et cherche de l’aide pour préparer ses dorayakis, des pâtisseries japonaises. Après de longues réticences, il décide enfin d’embaucher une vieille femme, Tokue, qui le sollicitait avec grande insistance. Ces deux personnages que tout oppose semblent avoir un point commun, celui d’un passé à fuir, tant il est plein du regard néfaste de la société. Car Tokue est lépreuse et les considérations d’après guerre pour cette maladie l’ont obligées à vivre hors de la ville et à être rejetée de tous. Sentaro, lui, porte le poids d’un crime, et ses dettes le condamnent à vivre prisonnier dans une cuisine qu’il n’aime pas. Et si le temps passe, symbolisé par ces cerisiers trônant au dessus l’échoppe, qui fleurissent et qui fanent, qui n’échappent pas au vent des saisons, le fardeau des deux personnages, lui, reste. Mais c’est dans cette douleur commune que les deux personnages vont s’unir. C’est par l’acceptation mutuelle de la peine lourde du passée qu’ils vont être au présent. Car ils prennent gout à vivre ensemble dans l’instant, à travers la confection des dorayakis. Et quand bien même ceux-ci restent éphémères, car rattrapés par le passé et la mort - ultime fléau du temps - c’est l’incarnation au présent qui demeure. Sentaro continuera de faire ses pâtisseries mais sous les cerisiers des parcs japonais, acceptant ce temps qui change sans cesse. Tokue, verra la maladie avoir raison d’elle et un cerisier sera planté en guise de tombe. Être arbre, comme meilleur moyen de demeurer dans un présent éternel.
Mogari no Mori réhabilite tout aussi le passé au temps présent. Une jeune femme, Machiko est l’infirmière d’une maison de retraite isolée dans les campagnes nippones. Elle y rencontre Shigeki, un vieil homme qui y séjourne. Encore une fois, le film présente deux personnages hantés par le passé, ici par le deuil. Machiko a perdu son fils et Shigeki sa femme. Ils se retrouvent alors, par un concours de circonstances, à se perdre dans la forêt de Mogari, où les souvenirs remontent à la surface. Car cette forêt semble être vivante, autant dans son souffle que par les taches d’ombre des feuilles dansant continuellement au sol. Et tout devient alors fantôme des défunts. Ici le cours d’eau qui s’agite violemment, rappelant à Machiko la noyade de son fils, là l’appel du vent qui laisse croire à Shigeki que sa femme discute avec lui. Mais surtout, c’est l’apparition chimérique de cette dernière et l’ultime danse qu’elle offre au vieil homme qui ancre encore plus le fantôme du souvenir
dans le présent, qui fait de la mémoire une matière presque palpable.
Chez Naomi Kawase, le présent sert de remède au passé. C’est par le contact concret du monde au présent que la mémoire devient réellement « le présent du passé » de Saint-Augustin. Le souvenir prend tout son poids dans la matérialité de l’objet, du cerisier comme des fantômes. Mais ce sont aussi des matières que le temps rend extrêmement friables, les arbres suivent le cours des saisons et les esprits ne sont qu’apparitions. Mais ces objets leur fait découvrir l’instant du poète : à la fois éphémère mais qui demeure car marque le temps. Des instants partagés qui leur permettent de ressaisir le présent et qui proposent de s’unir par l’incarnation des personnages et de leur souvenir dans l’instant. On ne fuit pas le temps dans ces deux films. Bien au contraire, on donne corps à un présent qui sublime le passé.
Cristal du poème et faux du temps
Rendre le passé présent, comme une recherche du temps perdu, est le moyen de Naomi Kawase d’insuffler le réel du poème dans son oeuvre. Or, rendre le temps véritable au cinéma est une épreuve de force. Car il est un temps inventé, tout au mieux un temps reconstruit, force de montage, et l’oeuvre cinématographique porte toujours une part de fiction. C’est là où, par exemple, s’oppose radicalement le temps de la photographie au temps du cinéma, où le premier, selon Roland Barthes, par son « expérience rarement fictionnelle » tient le plus souvent du « ça a été » contre quoi le second serait du coté du « ça a l’air d’avoir été ». L’art photographique est un art de la vérité par essence : il n’est pas facultativement réelle mais nécessairement réelle. L’objet photo offre le lien entre le monde, son infinité et le sujet par un irrécusable présent. Quelque chose a existé et y reste à jamais fixé. Et ce quelque chose est né du véritable étant forcément apparu et ayant obligatoirement vécu dans un autre présent. Le cinéma quant à lui, par la succession de photographies, donne cette impression que l’événement est passé et ne pourra jamais demeurer. Ou bien qu’il est un futur à en devenir, dans l’attente de l’image suivante. Sans cette capture du présent, la véracité de l’objet et du réel mais les oeuvres de Naomi Kawase semblent réussir à faire survivre l’instant, à conjuguer le temps du cinéma au présent.
Deux séquences sont assez exemplaires à ce titre. La première est celle du baiser entre Shun et Yu, les deux adolescents de Shara. Dans le silence d’un jardin, les deux personnages sont assis l’un à coté de l’autre et demeurent statiques. Yu se penche d’un geste soudain vers Shun et l’embrasse. La force de cette scène réside alors dans la durée de cette dernière action. Car il ne s’agit pas là d’une embrassade instantanée mais d’un geste qui dure plus que de raison, une dizaine de secondes, et ce sans mouvement. C’est un baiser dont on ne peut se détourner, tant l’image et le son sont muets. Le poids de sa durée excessive permet de cristalliser l’instant, comme un présent dont nous prenons enfin conscience dans le flux d’images permanent.
Autre scène, celle de la mort de Isa, la mère de Kyoko dans Still the Water. Encore une fois, le temps dure, persiste, dans cette longue séquence d’une dizaine de minutes. Mais de cet instant devenu durée s’échappe une infinité de gestes. les anciens chantent et dansent, le mari pleure, la mère caresse la joue de sa fille. La séquence se conclue sur le vent d’automne se levant, faisant chanter dans les arbres en cantilènes et s’engouffrant dans la maison de la défunte. Certes, poésie symbolique, mais aussi poésie du temps. Car si ce souffle exprime bien le départ de Isa vers l’autre monde, il détourne le regard vers autre chose, une saisie beaucoup plus palpable de l’instant, dans cette matière invisible et volante.
Ces deux passages sont en ceci remarquables : ils évacuent l’événement narratif du cours du film. Là où ces séquences sont présentées pour faire aboutir l’action - le baiser, la mort - Naomi Kawase préfère y laisser perdurer le présent pour y planter un bouquet de sensations venu du réel. Et au contraire du cinéaste qui userait de l’arrêt-image pour faire naitre cette précieuse sensation du présent, un effet en somme assez proche du temps photographique, Naomi Kawase laisse celui-ci prendre corps dans la durée. Tous les gestes hors de l’intrigue s’y installent, naissent sans autre but que d’insuffler le réel dans un présent, devenu absolu et vivant grâce à cet équilibre, entre le temps s’écoulant et l’événement sans fin.
C’est en cela que la réalisatrice réussi une saisie temporelle poétique. Elle met en scène l’invisible d’un monde absorbé par le temps. Ce sont des multitudes d’images et de sons imperceptibles dans le feu de la narration qui éclosent dans le creux de l’instant. Car elle détruit le concept aveuglant, elle fuit la suggestion de l’action pour exprimer tout ce qui l’entoure. La vérité du monde gagne sur le mensonge du récit. Jacques Lacan exprime cette saisie poétique du présent en dehors du sens par « le cristal que je touche : la faux du temps ». Et c’est ici ce que réalise la caméra de Naomi Kawase devenue cette faux, une lame nimbée du réel pour arracher l’objet de son sens, la matière de son concept, le présent du flux du temps. C’est en fuyant le signifiant de l’histoire que nait la poésie émis par les signifiés peuplant la réalité de l’espace filmique. Dans ces films, ce ne sont plus des bouches qui s’embrassent mais des lèvres qui se frôlent puis se touchent. Ce ne sont plus des personnages vivant le deuil, ce sont des corps caressés par les chants, les larmes ou le vent. Ne surgit plus seulement la beauté de l’intrigue ou du propos mais surtout la beauté du plan, autant audiovisuelle que temporelle, en implantant le réel dans la peau de ses personnages. Ce sont des moments qui deviennent, en s’extrayant du déroulé diégétique des films, des présents tout aussi éphémères que véritables.
Les fragments de présent dans le cinéma de Naomi Kawase frappent comme des éclairs de poésie. De ces instants jaillissent la transcendance du voyant, fenêtre « de l’autre monde dans celui-ci » que célébrait Paul Éluard. Le temps devient substance, dans l’incarnation du fantôme dansant dans la forêt comme dans l’éveil plein de sensations du corps des personnages. C’est alors un cinéma qui ne fait plus diversion, qui ne nous détourne plus de la durée coulant sur la pellicule, mais qui nous y plonge pleinement, comme si nous étions fait de la même étoffe que le temps. Ce sont des images redevenues le cordon entre le monde plein et nous-même, le spectateur. Ces sont ces photographies qui mettent au jour la matière-temps. Une substance qui s’installe dans ses films par l’intrusion d’un présent qui se propage dans les successions de plans, contamine la pellicule et s’unit sans horizon d’un futur proche qui la déroberai de l’instant posé. Une matière-temps qui s’évapore et qui demeure, celle que le poète argentin Jorge Luis Borges soufflait de ces mots :
El tiempo es la sustancia de que estoy hecho
El tiempo es un río que me arrebata, pero yo soy el río
es un tigre que me destroza, pero yo soy el tigre
es un fuego que me consume, pero yo soy el fuego.
El mundo, desgraciadamente, es real
yo, desgraciadamente, soy Borges.
Le temps est la matière dont je suis fait
Le temps est un fleuve qui m’entraîne, mais je suis le fleuve
C’est un tigre qui me déchire, mais je suis le tigre
c’est un feu qui me consume, mais je suis le feu.
Le monde, malheureusement, est réel
et moi, malheureusement, je suis Borges
Photographie par Clément SABATHIER