Par ailleurs, l’introduction du cadre spatio-temporel, qui d’ordinaire vise à donner un contexte à la narration, est ici volontairement parcellaire et tend à s’effacer au profit de l’expression des sentiments. C’est donc bien plus l’exploration de deux intériorités singulières qui devient synonyme d’action puisque l’on suit avant tout les aventures de l’âme humaine, tour à tour constante et vacillante. Une impression de flou, de vision brouillée se dégage alors de la construction globale cinématographique, ce qui contribue de nouveau à situer l’histoire dans un hors temps et un hors lieu, un ailleurs métaphorique absolu. Les nombreux inserts sur les horloges, qui rythment un quotidien monotone et ennuyeux, ne donnent pas d’indications réellement précises quant aux horaires mais opèrent, à l’inverse, une dilatation temporelle afin d’intensifier et de donner la primauté aux oscillements émotionnels, presque imperceptibles.
«Ils se souvient des années passées comme s’il regardait à travers une fenêtre poussiéreuse, le passé est quelque chose qu’il peut voir, mais pas toucher. Et tout ce qu’il aperçoit est flou et indistinct»
Une fois la recherche picturale élevée à son plus haut degré d’achèvement, Wong Kar-Wai se charge de raconter l’évolution lente d’une fresque sentimentale saccadée par des instants suspendus, plutôt que par une suite logique d’événements.
Une esthétique à la fois de l’ellipse, du temps étiré et de la lenteur, rend grâce à la gestuelle des personnages, lesquels déambulent tels des êtres fantasmagoriques, sans doute les fantômes encore pâles d’une romance jamais vraiment commencée. Les corps prennent forme, se tiennent dans l’espace et entament une sorte de chorégraphie silencieuse, dans laquelle le moindre regard, le moindre pas de côté est un mouvement vers l’Autre, cette altérité en même temps étrangère à soi et familière. Le désir inassouvi est, de fait, omniprésent à l’image et se traduit par des allers-retours constants, entre une attitude d’éloignement et de rapprochement. Les sensations physiques, comme le toucher et le goût, sont là encore sollicitées, la souplesse de chaque geste pouvant être interprétée telle une langueur amoureuse. La nourriture, qui tient une place centrale dans l’oeuvre, avec les repas de nouilles partagés entre l’homme et la femme, rappelle ainsi une chaleur, un réconfort oublié après le sentiment d’abandon qu’ils ont éprouvés et qui ne cesse de hanter leur mémoire. La scène de la rencontre du premier couple d’amants, rejouée à plusieurs reprises, s’évanouit peu à peu derrière la vraie rencontre de deux identités complémentaires, celle de M. Chow et de Mme. Chan.
Le rythme du long-métrage, qui alterne entre des moments plus ou moins rapides, met en exergue un passage clé du récit qui focalise l’attention sur le frôlement des corps, au détour d’une ruelle sombre, un passage qui symbolise l’accès difficile à une intimité pleinement assumée, mais dont la sensualité reste néanmoins nettement perceptible. La musique lancinante, intitulée «Yumeji’s Theme» et composée par Michael Galasso, fonctionne comme un leitmotiv, une ritournelle qui, même à la fin du film, continue de résonner par ses élans mélancoliques. Les effets de ralentis, quant à eux, qui appesantissent la cadence des protagonistes, achèvent de rendre la beauté plastique de la scène d’autant plus intemporelle qu’elle offre à voir les balbutiements d’un amour inavoué, et donc par-là mémorable.
In The Mood For Love apparait comme un véritable tableau vivant à lui tout seul et sa lecture peut être comprise à l’aune d’un poème, puisqu’il contient tous les aspects d’une œuvre lyrique et dramatique.
En témoigne les deux encarts qui structurent le fil narratif, composé d’une ouverture et d’une conclusion, qui laissent libre cours à l’imagination du spectateur. Le sens n’est pas totalement délivré et pour ranger le couple - dont la relation platonique suppose une part de regret et de frustration - au rang de mythe filmique, le changement de lieu soudain, à la toute fin, prépare à un voyage initiatique. Pour illustrer l’errance affective et le chagrin du départ, M. Chow, arrivé au temple de la cité d’Angkor au Cambodge, dépose son secret dans un lieu sacré, sous le regard attentif d’un moine bouddhiste. Si ce moment fait référence à une tradition millénaire qui veut que l’on enfouisse dans le creux d’un arbre le poids d’un passé dont on veut s’alléger, il propose une échappée, qui marque la rupture géographique et esthétique d’avec le reste de l’œuvre, au milieu des ruines d’une civilisation antique.
«Autrefois, quand quelqu’un avait un secret et qu’il voulait le préserver, il allait dans la montagne, creusait un trou dans un arbre et y racontait son secret. Puis il bouchait le trou avec de la terre. Et scellait le secret à jamais»
Puis, au-delà de l’agencement des plans entre-eux et de l’harmonie visuelle qui en découle, le film prend les allures d’un conte poétique pour sublimer l’absence de concrétisation de l’acte charnel. Tout revêt le voile de l’allégorie, avec le motif réitéré de la pluie et du son qu’elle provoque contre le sol, les gouttes d’eau glissant le long des habits des deux jeunes gens. Ce dont parle Wong Kar-Wai c’est ainsi d’une histoire qui se découvre sans mots, qui se vit dans la contemplation, un silence mélodieux que retranscrit la splendeur d’un décor voué à être le reflet de sentiments humains éternels.