Julia Ducournau et la peur de grandir

Photo issue de Junior de Julia Ducournau

Julia Ducournau est une réalisatrice française notamment connue pour avoir gagné la Palme d’or en 2021 pour son second long-métrage Titane. Elle est la deuxième femme à remporter ce prix. N’ayant à son actif que deux longs-métrages et un court, on peut quand même déjà voir certains thèmes récurrents se dégager de son œuvre. Ce qui rend cette réalisatrice chère à mon cœur est la manière dont elle traite le rapport aux différents changements de la vie, notamment les changements corporels et leurs differents aspects : la maladresse et le malaise souvent caractéristiques de l’adolescence se retranscrivent par un corps se déformant. Bien qu’elle se défende souvent de faire des films genrés, je pense qu’on peut voir son œuvre comme une différente approche du fait de grandir et des changements de vie, notamment grandir en tant que femme vue et jugée par la société. 

"Je trouve ça passionnant, l’incertitude que le corps crée, [...]. Aussi son aspect grotesque, particulièrement à l’adolescence, c’est quelque chose qui me charme énormément. Ça paraît souvent inacceptable quand on parle de la trivialité du corps - je ne vous laisse imaginer quand on parle du corps des femmes…"

Julia Ducournau pour troiscouleurs ,16/11/22

“Coming of age movie but make it body horror”

Le genre du “coming of age movie” est un trope (un schéma narratif qui se répète) très utilisé dans des films pour ados. Souvent, une héroïne doit faire face à l’adversité de sa vie changeante à l’orée de l’âge adulte pour quitter l’enfance et en ressortir grandi.

Bien que ces thèmes soient souvent définis dans les films par le set-up du lycée et de l’adoles-cence, les films de Julia Ducournau reprennent tous ces tropes dans un registre plus gore et hor-rifique concernant les changements que doivent subir les protagonistes. Toutes ses héroïnes de-viennent quelque chose de nouveau, entrent dans une nouvelle période de leur vie, et mutent physiquement – littéralement – pour accompagner ce changement.

Junior, son premier court-métrage, est peut-être le film qui aborde le sujet de l’adolescence le plus de face. L’histoire se centre sur une adolescente ne voulant pas quitter son statut de garçon man-qué et qui est effrayée des changements corpo-rels de son corps : celui-ci “mue” en lézard, et elle constate le changement du regard des autres sur elle.

Un thème récurrent du” coming of age movie’’ est une rupture avec le monde des adultes.

Dans toute sa filmographie, on retrouve ces thèmes d’héroïnes tourmentées par leurs pa-rents, et terrifiées à l’idée de grandir et changer. Dans son film Grave, nous comprenons que la mère de l’adolescente que l’on ne voit jamais a essayé tant bien que mal d’empêcher ses enfants de devenir comme elle. 

Dans son autre film Titane, c’est encore plus flagrant, car il s’agit d’un film sur les relations père fille en constatant sa relation avec son père biologique qui a peur d’elle et finit par mourir dans les flammes, ironiquement remplacé par son nouveau père sapeur-pompier. Le film se centre sur le deuil d’un enfant que l’on voit partir (ou qui est mort) et avec lequel on n’arrive pas à communiquer. 

Dans son deuxième film, Titane, elle aborde le sujet plus directement. Selon moi, Titane est ef-frayant, invoquant la peur profonde de voir son corps échapper à son contrôle. L’héroïne com-mence entourée d’hommes, elle est vue par eux, ce qui ne changera pas vraiment même dans la seconde partie du film. Pour ceux-ci, elle a le même statut que la voiture sur laquelle elle danse, on pourrait même extrapoler en disant qu’elle offre une “ performance” de son genre pour leurs regards. Une approche intéressante, car Titane est un film très centré sur l’image du genre et sa fluidité.

Dans tous les aspects son corps lui échappe, elle doit constamment le «binder» (l’entourer de bandes pour applatir son torse), dans la seconde partie du film, comme pour tenter de reprendre le contrôle de son corps par la force. Et surtout contrôler la manière dont il est perçu par les autres.

Ce film reflète pour moi aussi une peur intime de grandir en tant que personne possédant un utérus.

Couramment la société voit le fait d’avoir un enfant comme quelque chose hors de notre contrôle, comme quelque chose qui peut nous arriver sans que l’on ne puisse y faire grand-chose et qui va sûrement nous arriver. Cette perte de contrôle est encore plus terrifiante en vue des derniers événements mondiaux sur les droits à l’avortement aux Etats-Unis.

Pour moi, Titane représente parfaitement cette peur. Le corps de l’héroïne est vu comme une machine, rien de plus. Elle s’identifie davantage aux voitures qu’aux autres êtres humains, elle n’a que peu de contrôle sur ce qui lui arrive.

Une filmographie qui elle aussi grandit

Image issue de Titane de Julia Ducournau

Même si ces thèmes sont présents tout au long de sa filmographie, on peut voir une nette évo-lution entre Junior et Titane. Si l’approche “body horror” est toujours présente, on ressent tout d’abord un net changement dans la maturité du second arc narratif de Titane qui est beaucoup plus subtil dans ses rapports entre les person-nages que Junior peut l’être en vingt minutes. Ti-tane est aussi une forme de rébellion par rapport à Grave : la scène d’introduction pleine d’action rappelle les slashers américains, qui contraste avec le côté posé et psychologique de son précédent film.

Ainsi, en regardant sa filmographie, on peut y voir le parcours de la réalisatrice et la manière dont elle a aussi fait changer, grandir et muter son cinéma.



Len COFFY 31 décembre, 2022
Len COFFY 31 décembre, 2022
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