Oliver Stone n’a pas froid aux yeux. A 74 ans, le réalisateur américain n’hésite pas à braver l’épidémie mondiale pour traverser la planète et se rendre au Festival Lumière de 2020. En contrepartie, ce 11 octobre, lors d’une projection de Born the 4th of July organisée à l’Auditorium de Lyon, c’est un tonnerre d’applaudissements qui l’accueille sur la scène pour un entretien en live.
Fidèle à sa personnalité, le réalisateur mène le débat de cette soirée avec entrain, jonglant entre sérieux et humour. Mr. Stone pourrait répondre aux questions de Thierry Frémaux1 dans un français respectable, cependant, déclare-t-il dans notre belle langue “Je ne veux pas que ça vous emmerde”. Ceci dit, il ne se prive pas de corriger son traducteur à la moindre intervention, devenant de fait son propre interprète.
Le Balzac contemporain
Comparé par Frémaux au Balzac des Etats-Unis du XXe au XXIe, Stone a retracé l’histoire de son pays au travers d’évènements marquants ; l’assassinat de Kennedy (JFK en 91), la guerre de Vietnam (Platoon en 86, Born the 4th of July en 89) ou encore les scandales ayant frappé les USA (Snowden en 2016). Ses créations dénotent une certaine fascination pour la violence, comme on peut le constater dans Natural Born Killers, film de 1994 où un couple déjanté se décide à tuer tout ceux qui croisent leur route. Scénariste de Scarface en 1983, Stone aime à traiter d’hommes comme les autres, de héros qui se retrouvent entraînés par leurs ambitions dans une mécanique qu’ils sont incapables de contrôler. Tony Montana rêve d’un empire mafieux, Bod Fox souhaite dominer Wall Street, Ron Kovic est prêt à mourir pour son pays.
Les créations de Stone gravitent autour du mensonge. Mensonges de ses parents durant leur divorce, de la guerre du Vietnam dans laquelle il s’engage volontairement à 19 ans, des politiques américains qui trompent leurs électeurs sans remords. Dans cette optique, Born the 4th of July est une oeuvre particulièrement intime, et ce n’est pas pour rien que le Festival Lumière choisit de le projeter cette année.
Ron Kovic et la désillusion d’une génération
Ron, le jeune héros inspiré du roman autobiographique de Ron Kovic2 et interprété par Tom Cruise dans le film, est né le jour de la fête nationale américaine et veut vouer sa vie à défendre son pays. Il décide donc de s’enrôler dans l’armée pour partir au Vietnam (1955-1975). La désillusion est brutale et cruelle ; Ron passe d’un bal de lycée innocent au meurtre de familles vietnamiennes et se retrouve blessé puis paralysé. Forcé de se déplacer en chaise roulante, le jeune homme aux grands idéaux se sent trahi par ses dirigeants, insulté par les militants anti-guerre qui ne reconnaissent pas son sacrifice, et abandonné par son amour de jeunesse qui poursuit sa vie sans lui. Cependant l’histoire ne s’arrête pas là. Après moultes déboires, et nombreuses rencontres, Ron parvient finalement à apaiser sa colère et à concentrer ses efforts vers un nouveau projet ; l’avènement du mouvement pacifiste.
Stone et Kovic ne cherchent pas à attirer la pitié sur les vétérans qui rentrent brisés des combats. Pour les deux auteurs, il est d’abord primordial de reconnaître les atrocités commises par les soldats américains au Vietnam, notamment pour Stone qui met en avant une femme du camp opposé dans Heaven and Earth (1993).
Dans Born the 4th of July, la cruauté des combats est montrée sans édulcorants. Durant toutes les scènes au Vietnam, Ron ne tire que sur des innocents ; une famille vietnamienne et un de ses alliés. Il est présenté comme incapable de différencier ses adversaires de ceux qu’il doit protéger ; la zone de combat est filmée en plan large, et les tirs résonnent si vite que l’oeil réalise toujours avec un temps de retard où la balle a atterri. Le spectateur se trouve ainsi aussi confus que Ron. La caméra se concentre sur les visages des soldats, choqués par leurs propres sévices, et sur les corps criblés de balles. Stone n’hésite pas à montrer les corps sans vie de femmes et d’enfants, à zoomer sur le nouveau-né abandonné parmis les morts, condamné à mourir de faim pendant leur putréfaction.
Cependant nombre de ces soldats étaient des jeunes hommes entre 18 et 26 ans, et ceux-ci sont restés traumatisés par la guerre3. Si Ron commet des crimes sur le terrain, il n’en reste pas moins un garçon qui n’a pas encore pu profiter pleinement de sa jeunesse.
L’instant où il perd cette jeunesse est particulièrement mis en valeur au coeur du film. Un ralenti insiste sur sa chute ; la musique se coupe pour laisser seulement le bruit des tirs et les injures du blessé. La caméra se focalise sur le talon arraché. Alors, la scène devient épique ; Ron, hurlant de douleur sur fond de musique dramatique (par John Williams), décide dans un élan patriotique de se relever et de tirer, quand bien même les ennemis demeurent invisibles. Un nouveau tir le touche, la musique s’arrête à nouveau, il s’effondre. Son visage est réduit à sa bouche dont le sang s’échappe ; tout est fait pour signaler qu’à cet instant, une partie de Ron meurt au Vietnam.
La guerre détruit le corps et l’esprit de manière durable. Stone le rappelle régulièrement dans son film par l’intermédiaire de flash back visuel et auditif provoqués par l’image d’un enfant ou les pleurs d’un nourrisson qui évoquent le massacre dont Ron est coupable. Le réalisateur cherche à interpeller son spectateur par des adresses directes ; regards à la caméra, discours de Ron lors des différentes étapes de sa vie devant des micros... Il implique ainsi son public, et affiche son respect pour des hommes qui ont été méprisés et délaissés. Lorsque Ron est cloué à son lit d’hôpital, il est rendu totalement dépendant du personnel soignant débordé par l’afflux de vétérans en piteux état. Il n’y a pas que la guerre qui déshumanise ; le retour au pays et à la vie quotidienne est une des étapes les plus difficiles à supporter. Lorsque Ron passe plusieurs jours sans attention, à baigner dans ses fluides corporels, il finit par attraper l’infirmière et lui hurler “Je veux seulement être traité comme un être humain4”. Dans un plan cadré sur la partie valide du corps de Ron, le réalisateur permet à Tom Cruise de prouver ses talents d’acteur. Par son cri de détresse, le héros appelle à la dignité et à la reconnaissance d’une jeunesse sacrifiée.
Pour ne pas perdre ce qui fait de nous des êtres humains, Stone n’hésite pourtant pas à ajouter une pointe de ridicule dans ses scènes les plus tragiques. Le film perd son sérieux à plusieurs reprises, ce qui permet à Ron de développer une vraie personnalité, et de ne pas apparaître seulement comme un héros type de tragédie. Alors qu’il se retire dans une ville de débauche, Ron se lie par exemple d’amitié avec un autre soldat revenu handicapé des combats. Ce personnage sauvage, interprété par Willem Dafoe et son sourire carnassier, l’entraîne un jour dans un taxi et insulte si copieusement le conducteur que celui-ci jette les deux hommes en fauteuil roulant sur le bord de la route. L’image est comique ; voilà les deux qui se disputent et se frappent tant qu’ils peuvent en roulant dans le sable du désert. Ils ont beau être des vétérans traumatisés, il n’en restent pas moins des êtres aux réactions burlesques ; c’est par cette absurdité touchante que Stone fait d’eux des hommes comme les autres.
Empires en péril
Pour Stone, le public doit être politisé ; il doit se sentir concerné par l’intrigue du film, par les épreuves que les personnages traversent. En sortant de la salle, le spectateur a ainsi toutes les cartes en mains pour se former son propre avis sur le sujet traité. Alors cette projection où Stone peut sensibiliser le public avant, pendant, et après son film, c’est l’occasion rêvée. Surtout que le réalisateur a plus d’une théorie à démontrer.
Au fur et à mesure de l’entretien, il développe une comparaison entre notre monde actuel et la chute de l’empire romain. Selon lui, nos sociétés occidentales et états-uniennes se dirigeraient vers un effondrement certain.
Lorsque l’Empire se désagrège, les citoyens refusent d’accepter la réalité. Les récents attentats, les progrès de la corruption ou encore les dissidence internes en Europe et aux Etats-Unis annonceraient la fin d’une hégémonie mondiale. A l’heure où le président Trump entretient la peur envers les peuples Mexicains, Chinois ou encore les populations de confession Musulmane, les paroles de Ron Kovic à propos du conflit vietnamien encouragent à garder la tête froide. “Cette guerre n’est pas juste. Ce gouvernement m’a menti, il a menti à mes frères5”. En somme, mieux vaut tout plutôt que le conflit armé.
Frémaux se décide alors à clore l’entretien. “Est-ce que vous êtes tranquille maintenant ?”, demande-t-il au réalisateur. “De temps en temps, le dimanche, répond Stone. Mais ce dimanche vous me faites travailler.”
1 Directeur de l’Institut Lumière de Lyon 2 Born the 4th of July - Ron Kovic - 1976
2 Born the 4th of July - Ron Kovic - 1976
3 D’après le “survey by the Veterans Administration”, environ 500 000 des 3 millions de soldats ayant participé à la guerre du Vietnam ont souffert de syndrome post-traumatique.
4 “All’s I’m saying is that I want to be treated like a human being!”
5 “This war is wrong, this government lied to me, lied to my brothers”