« La Comtesse aux pieds nus » écrit et réalisé par Joseph L. Mankiewicz, avec Humphrey Bogart & Ava Gardner (1954), film ressorti en coffret chez Carlotta Films le 22 novembre 2022
Une fascination pour lui-même, Hollywood en a toujours eu. Et quand les plus grands cinéastes s’emparent de ce sujet, chaque film, à leur manière, s’interroge. Qu’importe qu’il soit réalisé dans la première moitié du XXe siècle ou au début du XXIe siècle, chaque film met en lumière les bouleversements qui traversent le cinéma de leur époque, comme un point d’étape pour une industrie qui veut faire le bilan.
Dans cette optique, «La Comtesse aux pieds nus», écrit et réalisé par Joseph L. Mankiewicz, apparaît comme fondamentalement intéressant dans sa manière de ressentir et voir de son époque. Le film, sortit en 1954, nous conte l’histoire de Maria Vargas, repérée et transformée en star hollywoodienne par un producteur et réalisateur américain. Par un enchevêtrement de points de vue et de flashbacks, la dépiction de Maria, de sa révélation à sa mort, dessine les contours d’une société en fin de vie, gangrénée par de nombreux vices et névroses.
CAPITALISME & MATERIALISME : L’ARGENT AU CŒUR DES RELATIONS
Ce qui saute d’abord aux yeux, c’est l’argent : son accumulation, et la façon dont il structure les rapports sociaux jusqu’au regard des personnages. Dès le début, au travers du personnage de producteur qu’est Kirk Edwards, on comprend que l’argent fait figure de marqueur social mais surtout de générateur de prestige. Il attire les personnes et offre davantage de contrôle sur soi et son environnement. Il faut voir l’aisance avec laquelle Kirk Edwards exerce son pouvoir sur son entourage : il renvoie aux Etats- Unis une jeune actrice qui l’a vexé, Myrna, et oblige Henry Dawes (incar- né par Humphrey Bogart) à faire une tâche qui ne lui est pas dévolue au vu de son statut de réalisateur. Ainsi le capital économique, comme on le remarque chez Alberto Brava- no le riche magnat du pétrole, est le principal outil de puissance des personnages. Car en plus du prestige social, l’argent est un véritable instrument de domination, qui écrase en particulier les femmes : même quand Kirk Edwards est humilié lors d’une soirée organisée chez Maria Vargas, presque abandonné par les autres, son argent reste le seul argument pour garder auprès de lui une femme, Myrna, la même qu’il avait maltraitée au début du film.
Pour eux, ces possédants, tout devient consommable moyennant une somme suffisante, objet comme humain. Dès lors, à leurs yeux, un véritable processus de déshumanisation s’organise, transformant notamment la femme en objet.
Un objet à préserver car générateur de revenus, surtout pour une actrice qui doit vendre des tickets pour sa seule présence. On le remarque par exemple quand Maria va défendre son père, accusé du meurtre de sa femme. Oscar, le bras droit de Kirk, est très inquiet des répercussions de l’affaire sur l’image de Maria et craint qu’elle perde de sa valeur. Mais aussi un objet sexuel, par le désir qu’elle provoque chez les hommes et la volonté chez eux de vouloir la posséder, exclusivement, voyant en elle seulement un corps et non une femme. Cette obsession possessive traverse autant Kirk Edwards qu’Alberto Bravano, surtout que le premier est ouvertement montré comme ne voyant sa relation avec Maria que sous l’angle sexuel. Ceci atteint son pic lors de la séquence au sein de la Jet Set européenne, où un fondu enchaîné, entre un travelling sur une rangée de voitures de luxe et un travelling sur une rangée de femmes qui se préparent face un miroir, souligne cette pure vision consumériste et déshumanisante pour la femme, assimilé à une voiture à posséder.
Une jet set enfermée sur elle-même, une société d’héritiers bourgeois me- nant à la baguette leur entourage grâce à leur capital. Le portrait acerbe que fait le film de son environnement n’est pas sans conséquences sur les personnages qui le compose.
DÉSENCHANTEMENT DU MONDE ET SOCIÉTÉ D’APPARENCES
En effet, la première conséquence est le désabusement du personnage principal, Henry Dawes. Vieux réalisateur blacklisté chez les Majors, il est la principale voix off du film et son point de vue structure le récit.
Ce désenchantement du monde s’incarne par le recul de ses personnages, qui les pousse à commenter, chercher et changer le sens des motifs qui les entourent. Avec un humour mordant, Henry Dawes ne cesse de bousculer les représentations et se moquer des autres comme de lui-même. Toute la séquence à Madrid est intéressante de ce point de vue car l’alcoolisme passé du personnage d’Henry Dawes sert à expliciter ce recul : là où la convention dramatique voudrait qu’il replonge dans l’alcool face à un verre voire qu’il se saoule au bar après un ultimatum de Kirk Edwards, il s’y refuse en commentant justement la prévisibilité d’une telle action. Il y a comme une envie de la part de ces personnages de reprendre le contrôle de leur vie et de leur environnement, pensant démasquer les personnes autour d’eux et connaître leur véritable nature. Chez Maria, la quête de contrôle est essentielle notamment vis-à-vis des hommes qui cherchent à la posséder. La plupart de ses actions sont justifiées comme une réponse à l’encontre d’un ordre ou d’une pensée masculine que l’on exerce sur elle, comme lors d’une danse où un homme baisse sa main trop bas et que Maria la remonte.
Ainsi se manifeste un renforcement du regard sur l’autre et l’environnement où la remise en cause des apparences est centrale, et ce dès l’ouverture du film avec l’enterrement de Maria Vargas : la caméra mouvante filme un parterre de personnages dont on ne connaît ni le nom ni la vie, et le film s’attachera ensuite à passer d’un point de vue à l’autre en construisant à chaque retour à cette séquence un nouveau regard, ou en tout cas une remise en cause des apparences des personnages présents.
Oscar, le bras droit de Kirk Edwards, change de nature tout au long du film au rythme de sa voix off tout comme il déconstruit l’apparence raffinée et joueuse d’Alberto Bravado en le dépeignant comme un homme justement obnubilé par son image ; ce même Oscar qui, au début du film, délivre un speech désastreux à Maria pour la convaincre de venir à Hollywood, s’arrêtant sur sa beauté irradiante, son côté exotique et ce que le rêve américain représenterait pour eux.
Cette apparence, cette image, Maria veut s’en affranchir, disant à Henry Dawes qu’elle ne veut pas être juste être «une jolie actrice» tout en s’enfermant dans une conception idéalisée et romantique d’une relation amoureuse. Toute la séquence de rencontre entre Maria et le Comte Vincenzo Torlado est assez exceptionnelle en termes d’idéalisme romantique : on n’y voit aucune réplique ni aucune discussion entre eux, mais simplement des échanges de regards qui conduisent le Comte Torlado à suivre Maria d’un camp de tsiganes jusqu’à une soirée de la Jet Set, pour enfin la délivrer de la relation toxique qu’elle entretenait avec Alberto Bravado. Un conte romantique qui va se fracasser contre la réalité d’une mise en scène organisée par le comte mais qui, au cœur de cet univers matérialiste, témoigne d’une vraie sincérité dans la quête d’un idéal romantique, animée par des sentiments nobles et intimes.
MÉLANCOLIE D’UN MONDE À L’AGONIE
Cette sincérité permet au film de sortir d’une simple posture cynique et grinçante qui se moque des relations et du matérialisme qui les gangrène. Ainsi, le film est en réalité profondément mélancolique et rêveur d’une certaine époque.
Historiquement, en 1954, nous sommes à une époque où le cinéma américain commence à être étouffé par les Majors et leur pouvoir décisionnaire alors qu’en Europe, le cinéma italien d’après-guerre bouscule énormément de normes. La représentation bourgeoise, matérialiste et figée du film n’est pas étrangère à la situation, tout la comme la remise en cause de certains motifs comme expliqué auparavant, entre l’alcoolisme de Dawes et le per- sonnage de Myrna qui reste proche de Kirk Edwards et se décrit comme une fille facile alors qu’elle aurait dû, comme elle le dit elle-même, lui jeter un verre à la figure. Le cinéma classique et ses motifs se délitent, alors que la confusion entre scénario et réalité au centre de certaines discussions révèle un cinéma qui a perdu pied. Autant figé dans des valeurs puritaines (la place de la mère et de la religion chez Kirk Edwards) qu’une vision déformée de la réalité, le film consacre un cinéma enfermé sur soi où les sentiments dits «nobles», considérés comme ridicules par les post-modernistes, ont quasiment disparu.
Quasiment car Maria est un personnage qui tranche au milieu de cet uni- vers. Considérée comme irréelle par Oscar, elle est bien la seule qui semble animée par un idéal et des sentiments romantiques. Contrairement aux autres, elle est mise à nue assez rapidement par le film, révélant son passé, ses peurs et envies à Henry Dawes dans une mise en scène emprunte d’un grand classicisme et un jeu encore assez théâtral. Elle raconte dans de longues tirades sa vie misérable et ses espérances, son incapacité à verbaliser son amour, le film construisant dès lors une vie romantique digne d’un conte où l’amour, la vulnérabilité et la volonté de protection sont des valeurs primordiales.
Cette envie d’un prince charmant séduit le personnage ironique d’Henry Dawes, comme elle aurait séduit Mankiewicz. Car au-delà de cet idéalisme, il y a une véritable lucidité du personnage sur son environnement, et une véritable volonté d’indépendance vis-à-vis des hommes et des conventions. Elle apparaît comme la dernière manifestation d’une époque révolue, un concentré de passions intimes et de beauté écarlate. Non sans préciser qu’elle adore le vieux cinéma, comme s’il s’agissait pour le film de marquer le lien entre ces sentiments, cette passion et un cinéma passé.
Mais ce soubresaut qu’incarne Maria n’est que la confirmation que ce monde se meurt. Et le dernier mari de Maria, l’aristocrate Comte Vincenzo Torlado, en est la parfaite illustration.
L’aristocratie est l’incarnation de cette noblesse d’esprit, cet idéal romantique où prince et princesse vivent leur intense amour dans un château, où le titre et le prestige ne sont pas liés à l’argent mais à un nom. Mais au début du XXe siècle, elle se meurt face à l’avènement du système capitaliste dont la promesse est de transcender statut et nom par la simple accumulation de capitaux économiques. Remplacée par une bourgeoisie grandissante, son seul destin est l’extinction. «Le monde a changé» dit la sœur du comte, et le film dépeint tout cela comme une mort lente et naturelle. Alors que cette fin approche, l’obsession de l’héritage et de l’image qu’on va laisser est prégnante et précipite la mort de Maria, comme si les névroses d’un monde voué à disparaître, d’un cinéma voué à disparaître, avait emporté sa dernière manifestation, scellant ainsi définitivement son destin.
Mais que cache cette mort annoncée ?
REGARD ET INDIVIDU : BOULEVERSEMENTS DANS LE CINÉMA
Pour comprendre ce qui se cache derrière, il faut revenir un peu plus lon- guement sur la période historique que constituent les années 50.
L’après-guerre pour les Etats-Unis fut un véritable vent d’optimisme maissurtout le théâtre de profondes transformations économiques et sociolo- giques. L’apparition de la société de consommation à cette période coïncide avec un véritable enrichissement de la population qui débouche sur l’apparition d’une classe moyenne, le projet étant notamment de donner aux classes populaires la capacité d’acheter des biens de consommation jusqu’à l’acqui- sition d’une propriété privée.
Cet «embourgeoisement des ouvriers», comme le déplorait Pasolini, a complètement remis à plat la structure même de la société. Alors qu’elle s’organisait autour des classes populaires et des classes aisées, la société voit apparaître une troisième masse, dont les contours sont encore aujourd’hui difficiles à définir.
L’apparition dans le même temps des mouvements et combats pour le droit civique a donné davantage de place à l’individu et à ses droits alors que la promesse d’un ascenseur social semblait convaincre et toucher de nom- breuses personnes.
Cette fluidité sociale a considérablement transformé cette société figée et ordonnée que le cinéma a toujours su représenter. Il en fut assez perturbé, essayant de représenter cette nouvelle réalité qu’il n’arrivait pas nécessai- rement à comprendre. Avec le délitement du cinéma classique apparut un nouveau cinéma, bien plus concentré sur l’individu et son regard sur le monde. Un cinéma moins ordonné et plus individualiste (c’est-à-dire un cinéma où le regard prime sur toute autre forme de réalité, l’exemple le plus flam- boyant restant le cinéma de Jean Luc Godard) qui commençait à apparaître en Italie avec le néo-réalisme. Ce n’est d’ailleurs pas anodin si l’Europe fait office de terre promise, de terre d’exil dans le film.
Aux Etats-Unis, cette transformation s’est incarnée par le cinéma d’Alfred Hitchcock qui, par le prisme de la fatalité et d’un écrin technique milli- métré, a consacré cette transformation de la société. En mettant au centre du jeu des personnages plutôt normaux mais dont le regard se retrouve au centre d’intrigues impliquant un environnement et des motifs qui les dépassent complètement et qu’ils cherchent à comprendre (La Mort aux Trousses ; L’Homme qui en savait trop, Sueurs Froides etc), Hitchcock a constitué l’ossature du cinéma d’action et de suspense moderne.
Tous ces bouleversements sous-tendent La Comtesse aux Pieds Nus. Le film constate que l’ancienne structuration de la société, ordonnée entre pauvres et riches, est en train de s’effondrer, que le capitalisme structure entièrement les relations sociales et que le regard individuel devient cen- tral dans le dispositif, comme moyen de comprendre et de décrire une réa- lité débarrassée d’illusions et devenant structurellement matérialiste. Une consécration de l’apparition du post-modernisme à cette époque, dont la déconstruction et l’ironie sont la marque de fabrique, mais dont il refuse la facilité de vue, préférant rêver d’un idéal révolu.