On peut voir Sans adieu comme l’envers de Petit paysan, comme deux profils du portrait d’une même campagne, mortifère et privée de force politique. Ces deux films font un constat politique et esthétique complémentaire sur le monde paysan contemporain qui fait souffrir les jeunes comme les vieux.
Sans adieu et Petit paysan se rejoignent par leur charge documentaire, le premier de manière assez évidente dans un style de cinéma-direct, et le second, malgré les habits de la fiction, nous donnant à voir les conditions de vie et de travail d’un jeune agriculteur aujourd’hui en Europe. La menace du suicide qui pèse sur Pierre d’un bout à l’autre de Petit paysan achève d’en attester. La mort concerne aussi beaucoup des paysans de Sans adieu, pour lesquels on sent qu’elle vient quand Christophe Agou filme l’évolu-tion de leurs corps dans l’espace : ils sont raides, fatigués, usés par la vie, le labeur et la maladie. Cette corporalité importante est notamment le fait de gros plans où les rides, même si elles apparaissent brouillées par le format DV, se font d’autant plus présentes à l’esprit. Il faut aussi évoquer les corps malades de Christophe Agou, dont l’amaigrissement causé par le cancer est signalé par Claudette à la fin de Sans adieu, et celui de Pierre, portant sur son dos les mêmes taches que ses vaches, symptôme formel de la contagion biologique et émotionnelle. Ainsi la mort des animaux est mise à un pied d’égalité dramatique avec les maux des humains. Claudette pleure la mort de Titi sur lequel elle hurlait sans relâche mais qui était toujours à ses côtés, la peine éprouvée par Pierre et Jean-Clément pour leurs vaches emportées par les services sanitaires est la même.
Ces morts potentielles et actées sont liées par le sentiment d’impuissance et de révolte qu’elles créent chez les per-sonnages, chez le réalisateur et chez le spectateur. Hubert Charuel et Christophe Agou montrent tous deux des personnages qui subissent des choses à la fois naturelles et inévi- tables mais qui auraient pu soit être évitées, soit moins catastrophiques, si la réponse des administrations avait été dif- férente. Le troupeau de Pierre aurait pu être en partie épargné si la science redéfinissait les limites du principe de précaution, de même que son avenir fi- nancier et moral aurait paru moins troublé si les indemnités tombaient en temps voulu ; les vaches de Jean-Clément auraient mérité de la paille sur le sol pour éviter les chutes et les blessures avant l’abattage. Ce ne sont que quelques situations d’injustice parmi celles, nombreuses, dé-crites par les deux films.
Les tentatives de révolte amorcées dans Sans adieu et Petit paysan sont des impasses, montrer cet échec fait leur force cinématographique et politique. Les mises en scène très différentes de ces deux films contribuent chacune à leur manière à dénoncer quelque chose de leur sujet commun : Petit paysan le fait par un recours à l’hybridité des genres, entre documentaire descriptif et thriller, tandis que Sans adieu lutte contre l’oubli des gens en faisant revivre un format et l’esthétique historicisée qui l’accompagne.
On n’a qu’un seul regret en comparant les derniers plans de Sans adieu et Petit Paysan, l’un sidère lorsqu’il confronte la marche extrêmement difficile de vieux paysans et des cyclistes roulant à toute allure, tandis que l’autre montre Pierre partant vers l’horizon après un face à face avec une vache qui n’est pas la sienne, désamorçant de manière incompréhensible le drame du réel dépeint par Petit paysan. On pourra aller jusqu’à y voir l’once d’un espoir hypocrite qui trahit tout ce que le film avait construit avec un grande justesse, portée par une appareil fictionnel puissant. Maladresse sentimentaliste ou autocensure ?
Photographies Juliette Simon, Nina Kormann