Art du linéament emprunté à l’estampe japonaise et aplats fauvistes constituent l’univers visuel de La jeune fille sans mains, véritable composition picturale animée qui reprend la trame du conte des frères Grimm. Le film de Sébastien Laudenbach, sorti en 2016, explore ainsi grâce à l’ani-mation les possibilités du cadre de cinéma comme cadre pictural et propose une lecture poétique et politique de ce conte cruel.
Un meunier désespéré contracte une dette envers le diable en acceptant les richesses que celui-ci lui a promises : en contrepartie, il doit lui céder sa fille. Afin de prouver sa loyauté à son méphitique protecteur, le meunier tranche à la hache les mains de la jeune femme. L’acte de cruauté ir-réversible est le point de départ de l’histoire de cette jeune femme forcée de fuir à travers champs pour échapper au diable. Le moulin, transformé en une luxurieuse demeure grâce à l’or du diable, devient un foyer horrible, inhabitable.
La fuite de la jeune fille est donc la quête d’un espace habitable, qui ne soit contaminé ni par l’esprit malfaiteur du diable, ni par l’hostilité d’une nature brute, où l’absence de mains et la solitude de la jeune fille sont des handicaps mortels. L’espace aux sein duquel elle doit se frayer un chemin n’est autre que la surface vierge du cadre, sur laquelle se recomposent sans cesse, image par image, des couleurs chatoyantes et perfides, aussi prometteuses que trompeuses. Dans cette fable, il est donc moins question d’une fuite que d’une tentative toujours déçue de se ré-approprier à la fois son corps et l’espace dans lequel il évolue. Cette recherche éreintante, sans répit durable pour l’héroïne, interroge le rapport du corps à l’espace, la fa-çon dont celui-ci habite l’espace : c’est la recherche d’une maîtrise du corps pour trouver sa place dans l’espace, pour y vivre.
La question du corps rejoint celle de la morale, omniprésente dans un conte où la cruauté, l’abjection et l’infamie sont reines. Le conte ouvre un champ où s’affrontent des forces brutes et brutales. Il s’agit pour l’héroïne de surmonter non seulement le handicap physique, mais surtout les turpitudes d’un monde instable, où la confiance semble toujours menacée. La jeune fille est victime d’un opprobre morale et d’une dégradation physique. Mutilée et humiliée, elle demeure pourtant entière, incorruptible. Allégorie de la volonté, ce corps cristallin, aussi solide que pur, reste dressé contre l’adversité. Si l’amour triomphe de la force d’érosion des années et des trahisons, il n’est que le corollaire de la force vitale qui pousse inexorablement l’héroïne à agir. Cette volonté est pur jaillissement, sans sujet ni objet : elle se bat pour son simple droit à la vie, intrinsèque au corps vivant. Jaillissement brut, minéral et organique, comme ces débordements de couleurs fauves, qui expriment visuellement la brutalité de la fable.
Le parcours initiatique de la jeune femme en est alors aussi un pour le spectateur qui, grâce à l’expérience d’un corps mutilé et d’un rapport tronqué à l’espace que lui procurent la fiction, prend conscience de la fragilité sous-jacente de sa position dans l’espace. Sans mains, l’espace devient paradoxalement plus palpable, voire oppressant. Un tel principe de privation amène à percevoir ce qui était depuis longtemps insensible car trop évident. Nous saisissons enfin l’ampleur de ce sens tactile tombé dans l’oubli de la banalité quotidienne. L’expérience visuelle et sonore mobilise complètement nos sens et réactive nos membres ankylosés, appesantis par l’habitude, et instruit ainsi notre rapport sensible au monde. L’animation est le vecteur de cette expérience spatiale et sensorielle. Animer, c’est bien donner vie, mettre en mouvement un corps dans l’espace. Il s’agit d’abord d’animer le cadre par des aplats de peinture, qui mettent au travail sa forme même, sa nature bidimensionnelle. En effet, le cadre est pris dans sa planéité, comme une surface vierge à recouvrir de couleurs, qui vibrent et créent du relief. Ce traitement visuel de la fable participe alors d’une lecture poétique, qui est par essence non linéaire mais éparpillée, spatiale. L’oeil survole le cadre de couleur en couleur, de relief en relief, le spectateur peut presque les palper, les sentir sous ses doigts. Ce que nous propose ce film animé, c’est une autre façon de percevoir l’art, une vision tactile et non plus distanciée, qui implique tout le corps, physique et moral, du spectateur.
Photographies Juliette Simon