71 millions de dollars en 1 mois pour un budget de 20 millions, Longlegs est sans aucun doute un nouveau succès pour le cinéma horrifique américain.
Bande-annonce cryptique mais diablement efficace, présence d’un Nicolas Cage ayant la réputation de délivrer des performances aussi impressionnantes que lunaires… Le distributeur NEON ne s’est pas trompé, et commence progressivement à faire son trou dans la continuité d’un autre distributeur indépendant devenu producteur, A24. Un travail au long cours, qui commence par la distribution de films qualifiés « d’auteurs », la nomination pour quelques statuettes (oscars & co) pour un film distribué (I, Tonya pour NEON) ou produit (Moonlight pour A24) avant une percée dans l’opinion par le biais d’œuvres aux choix esthétiques marqués, posant autant les bases d’une identité artistique reconnaissable que d’un produit d’appel sur un marché de plus en plus morose.
Cette percée, A24 l’avait réalisée avec Hérédité à la fin des années 2010 malgré quelques coups d'éclat dans le genre auparavant (The Witch). Reste que les films d’Aster et Eggers ont eu assez d’impact pour construire une image d’A24 : celle d’un studio/distributeur à la démarche « auteuriste », laissant les artistes exprimer leur « originalité » par une maîtrise esthétique plus marquée et une intellectualisation plus poussée des sujets pour sortir de notre zone de confort. Ceci avait conduit des personnes à écrire sur « l’Elevated Horror », qui désignait un type de film d’horreur « vecteur de messages » à « l'identité visuelle et l'esthétique unique ».
Un concept que votre serviteur déteste au plus haut point, tant il démontre une conception hors-sol du cinéma d’horreur couplée à un mépris pour un genre qui serait essentiellement bas du front. Mais un concept qui a fait son chemin avec un cinéma d’horreur américain indépendant qui reste encore travaillé par la démarche d’Aster et de A24.
Mais personnellement, proposer des visions « originales » émancipées du poids des tropes du cinéma d’horreur, moi je suis très motivé à voir ça. J’ai su apprécier Hérédité (moins le reste de la filmographie du bon Ari), tout comme j’ai accueilli avec bienveillance toute la série de films sortis dans son sillage. Longlegs en fait clairement partie mais la réalité de la situation est plus inquiétante que rassurante.
Continuité & cristallisation des conventions actuelles
Dès l’ouverture, Longlegs expose (ou répète) son programme. Une attention particulière donnée à l’esthétique, avec une alternance de formats d’images qui débutent par du 4/3 pour revenir à un format plus traditionnel, une hyper composition de l’image qui, techniquement maîtrisée, est là pour affirmer aussi bien un plaisir esthétique qu’une singularité cherchant à mettre en scène un univers inquiétant. Un appui scénique sur le vide, le contraste et la raideur émotionnelle des personnages. Et enfin, une utilisation appuyée d’effets de montage, sonores ou visuels, pour davantage appuyer un dispositif horrifique.
Longlegs mobilise, comme de nombreux films avant lui, l’ensemble de ces leviers pour essayer de créer son thriller horrifique, version grisonnante et torturée du Silence des Agneaux, et l’atmosphère inquiétante qui doit s’en dégager. De l’exploration d’une maison vide avec des bâches soufflées par le vent, en passant par un chalet perdu dans la forêt de nuit qui est le théâtre d’une étrange visite, le film veut instiller une pesanteur souterraine, indicible et qui recoupe avec le profil du tueur joué par Nicolas Cage : quelqu’un d’insaisissable, présent depuis des décennies sur les scènes de massacres familiaux par le biais d’écrits et de lettres cryptées mais que la police n’arrive pas à attraper. Reste Lee Harker (jouée par Maika Monroe), ersatz torturé et monolithique de Clarice Starling qui enquête et s’appuie sur des capacités médiumniques pour avancer, laissant paraître un personnage aux origines troubles. Le film se déroule et prépare la déflagration finale, toujours en contraste par rapport au côté dépressif, sec et intériorisé de l’action et des personnages. Une déflagration que l’auteur de ces lignes n’a pas trouvée désagréable, contrairement à de nombreuses personnes. Mais bon, je défends autant la fin de A Cure For Life dont beaucoup la voient comme un sommet de « golmoneries » du coup je ne suis pas très représentatif.
Reste que cette déflagration est plutôt cohérente, à plusieurs niveaux : tout d’abord vis-à-vis de la structure du film, qui veut se construire un « Slow-Burn ». Rapidement on pourrait qualifier de « Slow-Burn » un film qui explicitement accumule non-dits, émotions négatives et tensions étouffées pour soulever le couvercle vers la fin dans un final qui redonnerait ses lettres de noblesse au mot « climax » avec une déflagration aussi irrationnelle que surnaturelle dans certains cas. Si on regarde en arrière, on peut penser au Shining de Kubrick mais la méthode est revenue sur le devant de la scène par le biais d’Hérédité d’Aster dans une forme rigoureuse et efficace, et surtout pertinente avec ce qu’il racontait et son époque. De la même manière, le film traite de thématiques, sujets assez présents dans le cinéma horrifique de nos jours et qui animent encore les débats : l’impossibilité de communiquer de l’un vers l’autre, l’intériorisation excessive des sentiments, la destruction de la cellule familiale… De manière générale, les faux-semblants, l’hypocrisie générale envers des individus, des institutions qui n’arrivent plus à répondre aux besoins d’une population qui sombre dans la névrose et le non-dit. Dans le film, ça s’incarne par le jeu très intériorisé du personnage principal, sa relation avec sa mère célibataire, les victimes qui sont des familles sans problèmes qui finissent par s’entretuer, la place de la religion dans le processus… Même, on peut aller plus loin en interprétant le sacrifice de la mère pour le personnage principal comme un moyen de mentir sur la réalité du monde à sa fille en nourrissant ses propres névroses par la suite. Ainsi, la déflagration souhaite fonctionner comme une catharsis pour le personnage d’Harker, qui finit même par crier, de se libérer sentimentalement à la fin du film. Et au final, le personnage de Longlegs, le tueur qui donne son nom au film, semble être une manifestation de ces faux-semblants, lui qui est d’une excentricité, d’une étrangeté dans son comportement jusque dans son physique déformé. Il incarne ce que l’on réprime, refoule. Et ce n’est pas étonnant de le trouver à la fin dans le sous-sol d’une maison.
Tout semble pouvoir fonctionner, de l’esthétique aux thématiques. Mais non, rien ne fonctionne.
Hypocrisie d’un film produit étouffant et sans idées
Le film vraisemblablement divise, entre ceux qui adorent et d’autres qui crient à l’arnaque, et mon point de vue n’est pas là pour donner raison à l’un ou à l’autre, même si je me place clairement du côté des seconds plutôt que des premiers. Mon but est d’exposer une perspective qui traduit une inquiétude pour le cinéma horrifique américain.
En effet, depuis quelques années, se joue dans le fond du cinéma indépendant américain un processus d’uniformisation, avec A24 étant l’exemple le plus explicite. On peut le voir aux images des différentes productions du studio, une récurrence esthétique s’installe. Il suffit de comparer le trailer de We Live in Time de John Crowley avec ses précédents films comme Brooklyn ou The Goldfinch. Même s’il n’en est que le distributeur, il est intéressant de voir ce que ces derniers mettent en avant. Et tout de suite apparaît une identité visuelle marquée par l’hyper composition et le plaisir esthétique d’une image contrôlée, techniquement maîtrisée. Cela ne vous rappelle rien, cette quête de l’impression visuelle ?
Effectivement, comme expliqué plus haut, Longlegs adopte la même approche mais au-delà de lui, c’est tout un pan du cinéma qui est concerné : The Killing of a Sacred Deer, Everything Everywhere All at Once, Saint Maud, The Lighthouse, The Green Knight, Dream Scenario… L’ensemble de ces œuvres épouse cette approche, avant ou après leur rencontre avec A24, qui est là pour sacraliser un contrôle esthétique, composante importante du discours qu’ils cherchent à imposer et diffuser.
Et le principal problème du film réside là-dedans, dans sa tentative d’imposer une atmosphère horrifique en mobilisant des leviers qui traduisent un manque de confiance dans sa propre mise en scène. Ces cadres, cette hyper composition techniquement maîtrisée cherchent à tout prix à nous imposer une étrangeté, un décalage vis-à-vis d’un univers qu’on veut rendre inquiétant et horrifique. Le film semble enfermé sur lui-même et engagé dans un rapport de force avec le public, par ses cadrages parfois singuliers et ses effets visuels, sonores agressifs. Des inserts d’images brutales, des sons et des cordes stridentes, le film recycle les poncifs les plus écules du cinéma horrifique aussi bien dans ses outils que dans ce qu’il raconte, en ne répétant que ce qu’il y a déjà été fait depuis les années 2010 voire encore avant. Il se dégage dès lors une hypocrisie qui m’épuise personnellement : si l’intellectualisme de « l’elevated horror », proche du délire adolescent, se positionne contre le caractère arriéré d’un genre concentré uniquement sur l’affect et le divertissement, ils ne se gênent jamais de tomber dans la pure et simple agression des affects par des moyens, avec des leviers déjà mentionnés avant (cadrage, effets de montage, sons et cordes stridentes) qui sont là pour les titiller de manière artificielle alors qu’on échoue à le faire naturellement. Ce qui révèle clairement un manque de confiance en son cinéma, en son spectateur en lui imposant au final le confort d’un bloc monolithique qui ne tente pas vraiment grand-chose et qui se complaît dans un faux « auteurisme » rassurant. Alors que, justement, le cinéma d’horreur a su se construire sur la base d’une contradiction fondamentale, celle d’un genre qui se place entre une émanation populaire et une intellectualisation de l’horreur, du fantastique.
Cette incapacité à ouvrir le film, à laisser chacun se projeter dedans par cette obsession du contrôle, est révélatrice de la nouvelle conception qu’on se fait de la liberté d’un auteur.
Le contrôle, funeste mécanisme de défense face aux changements du monde et cinéma
Comme expliqué plus haut, la sacralisation du contrôle esthétique comme principale composante du discours porté par A24 et par une partie du spectre cinématographique est assez éclairante. Pour eux, leur conception de l’auteur prend racine avant tout dans la capacité à contrôler son œuvre, ce qui se traduit en premier par la facture esthétique. Et c’est quelque chose qui n’est pas nouveau.
Quand on écoute les discussions des pratiquants et consommateurs de cinéma de manière large, rapidement un important segment qualifie d’auteur toute œuvre ou réalisateur qui se démarque par sa capacité à contrôler son esthétique et son discours. Demandez pourquoi David Fincher est un auteur libre, il y a de grandes chances qu’on vous cite avant tout son esthétique clinique. Certes, dans les faits, Fincher est un réalisateur bien plus complexe que cela, avec un travail notable sur la tension entre perfectionnisme et impuissance mais on identifie avant tout son style esthétique que le reste. Pour Denis Villeneuve, c’est encore plus parlant car l’affirmation de son style esthétique il y a quelques années a coïncidé avec sa percée progressive et définitive auprès du grand public, Dune en étant l’aboutissement.
Ce regard porté à l’esthétique et à son contrôle renvoie à une profonde transformation de ce que ça signifie être libre pour un cinéaste. Lors de la Nouvelle Vague, ceux mêmes qui ont construit la « théorie des auteurs » (avant de la démonter) mettaient en avant une conception de la liberté comme une émancipation. Une émancipation du cadre, normes cinématographiques pour affirmer un regard individuel, à l’époque où le cinéma hollywoodien comme français n’avait pas encore digéré les bouleversements sociaux qui ont touché les sociétés d’après-guerre. Une affirmation de l’individu et de son regard dans une industrie aux formules certes d’une grande lisibilité et efficacité mais sclérosée par leur incapacité à rendre compte de cette nouvelle réalité. Là naissait vraiment les Nouvelles Vagues, européennes comme américaines, dans le but de faire valoir d’autres réalités, ancrées dans une ou des expériences individuelles, jusqu’à représenter ce qui était occulté jusqu’à présent.
De nos jours, la dynamique est tout autre. L’affirmation individuelle de plus en plus poussée, qui accompagne une fragmentation de plus en plus profonde du monde, rend celui-ci davantage illisible et davantage inquiétant. Ce n’est pas étonnant que les thèmes sur l’incapacité de communiquer sont toujours aussi forts et présents tant ils démontrent une angoisse profonde sur les bouleversements qui touchent nos sociétés. Mais dans un mouvement contraire, le cinéma d’aujourd’hui n’est pas là pour digérer cette nouvelle donne, il est là pour nous en protéger, de nous rassurer. Et cette volonté de protection dans un monde de plus en plus illisible se traduit par une nouvelle définition de la liberté : on n’est plus dans l’émancipation de son environnement mais dans le contrôle de ce dernier. Ainsi la liberté se définit par le contrôle, et c’est un changement fondamental qui se répercute dans la manière dont on voit un auteur au cinéma : un auteur libre, c’est celui qui a le contrôle total de son film, de lui conférer une unité pleine et cohérente, sans contradictions. Certainement, on n’a pas été aidé par la mythologie du réalisateur empêché par un producteur sans scrupules mais ceci a mené au cinéma qu’on a aujourd’hui. Un cinéma qui s’est construit dans le rapport de force avec le spectateur individu, pour lui imposer une manière de voir qui occulte toute la dimension chaotique du réel, mettant une chape de plomb qui essentialise tout ce qui est à l’écran sans jamais vraiment prendre du recul sur ce qu’on filme, ce qu’on représente.
Ainsi on se retrouve face à un cinéma qui affirme vouloir assumer un discours (esthétique, philo etc), se voulant plus intellectuel, plus « original » en opposition à un cinéma qui ne serait que juste du divertissement (quelle idée de faire une opposition aussi débile ?). Un cinéma pétri de certitudes sur son propre regard qui aboutit à une hypocrisie. Car il existe une contradiction fondamentale entre cette démarche et le produit extrêmement normé qui en ressort. Elle aurait pu être exploitée, mise en scène de manière intéressante mais le manque flagrant de recul invisibilise cette situation en étant persuadé de la justesse de son positionnement, enfermant davantage le film sur lui-même.
Et c’est ironique de voir que finalement LongLegs, par ses choix esthétiques et sa mise en scène, démontre par lui-même son incapacité à communiquer avec son spectateur en s’enfermant dans un environnement contrôlé et artificiel, quand celui-ci fait de cette question le sujet de son propre film.