Je me souviens avoir dit à ma mère, un soir d’été où les chaînes de télévision s’arrachaient le meilleur de vos cascades, que si vous étiez amené à disparaître, vous seriez toujours quelque part, encore en vie. Oui, dans une vie trépidante, sans repos, où je vous revois courir après l’enlèvement de Françoise Dorléac dans L’Homme de Rio (1964) ou encore, accroché comme un guignolo à un hélicoptère surplombant la Venise aux allures de vaudeville de Georges Lautner. Dans mon esprit, vous courez, vous vous essoufflez à la vie tout comme elle a fini par vous essouffler, à l’image de l’arroseur arrosé et pourtant, à bout de souffle, je vous suis encore et mon cœur bat la chamade. Teint d’aventurier sous le soleil, gueule cassée angélique et lèvres charnues qui prennent le gros plan, voilà comment j’en suis venue à vous faire ma déclaration : je voulais écrire sur vous, pour le plaisir du souvenir et de mes premiers émois cinématographiques. C’est peut-être le lien indéniable qui fait notre point commun : vos films parlent souvent d’amour et moi, je tiens à vous parler de mon amour pour vous à travers eux. Un amour de cinéphile et de jeune fille qui a grandi en apprenant à vous connaître mais toujours avec la distance de l’écran, obstacle plein de pudeur.
Vous m’avez fait rire sans me choquer et c’était la première claque de toute mon existence, que j’avais appréciée recevoir tout en voulant tendre de nouveau la joue, même si Marlène Jobert ne devait pas être de mon avis : dans Les Amants de l’An II (1971), alors que je n’avais que neuf ans, vous étiez devenu mon Peter Pan désinvolte et provocateur. Mes yeux de gamine avaient calqué sur votre silhouette celle d’un pantin sans ficelle, désarticulé et libre de toute convention sociale. Vous sautilliez de partout et je sentais en vous une force de vivre dévorante qui m’impressionnait presque.
C’est ainsi que mon histoire avec vous a commencé sans que je ne comprenne réellement pourquoi.
J’ai grandi, je vous ai perdu de vue puis un soir, devant ma télévision, seule sur mon canapé, le tourbillon de la vie m’a reprise. J’en avais le tournis et des palpitations dans tout le corps. Vous étiez debout, sur le toit d’un métro et j’ai oublié un instant que c’était du cinéma puisque c’était devenu le vôtre, comme un caprice d’adolescent qui souhaite impressionner la gent féminine. Vous portiez cette veste en cuir noire que j’avais vue dans la penderie de mon père et je voulais à mon tour endosser un peu de courage sur moi, un peu de vous en pensant pouvoir affronter le monde avec votre humour et votre vivacité d’esprit. Je vous ai connu flic, puis voyou et ensuite écrivain farfelu, tout le contraire du personnage emblématique des romans de François Merlin, le fantasque Bob Saint-Clar, le parfait pastiche de James Bond. C’était peut-être ce que j’étais à mon tour : votre pastiche. Le pourquoi du comment j’en étais venue à être charmée par vos apparitions dans ma petite lucarne commençait à s’éclaircir mais je voulais encore vous revoir, vous aimer en faisant semblant de ne pas savoir pourquoi.
J’ai découvert par la suite les films de François Truffaut et notamment La Sirène du Mississipi (1969). Catherine Deneuve avait suscité en moi, un sentiment de jalousie mais aussi de fascination : vous deveniez le couple mythique que j’avais toujours rêvé de voir à l’écran, une sorte de Bonnie and Clyde à la française, tout aussi sexy que le chantait Serge Gainsbourg avec sa B.B. Cette séquence au coin de la cheminée avait éveillé en moi tous les désirs de la jeune femme en devenir que j’étais à l’époque. Je vous ai découvert une sensibilité que je n’avais encore jamais approfondie. Le feu qui crépitait et les paroles sur l’amour, un jeu de questions/réponses enfantin, l’abandon, la vie qui va et vient, le visage de Catherine Deneuve que vous décriviez comme une « peinture, un paysage avec des yeux semblables à deux lacs marron -marron/vert, précise la beauté froide », à travers tout ça, j’ai senti que votre figure se confondait avec le pouvoir plus profond des images et du cinéma, dans une sorte de langage muet et si parlant.
J’ai alors compris pourquoi je vous aimais. La raison est simple : vous étiez tout ce que je n’étais pas. Je vous enviais pour vos choix de femmes, je vous enviais pour votre panache, pour votre culot qui se répercutait dans l’étincelle malicieuse de votre œil rieur. Je vous enviais pour votre intelligence, ce don de capter le moment et les gens, je vous enviais pour vos paroles et les répliques qu’on vous écrivait et je mourais d’envie de ne pas aller à la campagne, ni à la mer ni à la montagne, pour m’enfermer un instant avec vous à la place de Jean Seberg, dans une chambre de bonne, au début du Paris de la Nouvelle Vague. Qu’aurais-je fait ? Je vous aurais parlé de tout, sauf de cinéma. Parce que pour moi vous êtes tout et que le cinéma en soi n’est rien si on ne vit pas un peu tout. En y réfléchissant bien, je vous ai connu garçon, puis homme et enfin vieillard. La dernière larme que vous m’avez arrachée a parlé à l’enfant que j’étais, à la jeune fille amoureuse et à la jeune femme qui a enfin compris pourquoi elle vous aimait. Aimer les gens, c’est d’accepter qu’ils nous quittent un jour, c’est de les prendre comme ils sont et non pas comme on voudrait qu’ils soient. Vous avez débarqué avec votre belle gueule de boxeur, sculptée dans la finesse du poing que vous nous avez renvoyé en pleine face, sans pour autant nous abîmer, au contraire, vos films nous ont réparés et ils continueront à le faire.