Après avoir obtenu le prix de Palme d’Or avec The Square (2017), le réalisateur suédois Ruben Östlund revient à Cannes avec son nouveau bijou, Sans Filtre (2022), et rejoint ainsi l’équipe des grands noms ayant remporté la Palme d’Or à deux reprises, à l’image de Francis Ford Coppola ou des frères Dardenne. Cependant, les reproches contre ce réalisateur provocateur restent nombreuses et son mérite est largement remis en question. Alors, plongeons-nous dans l’univers coloré de Östlund et essayons de le comprendre ensemble. Attention, spoilers !
Ayant débuté mon chemin dans l’univers d’Östlund avec The Square sans rien savoir sur lui, je peux dire que j’ai été fasciné par son style et son sens de la comédie. Les messages sarcastiques et l’absurdité, que j’ai compris seulement après, sont au cœur de ses œuvres et m’ont incité à poursuivre sa filmographie avec Play, Snow Therapy et maintenant Sans Filtre. Après avoir vu ce dernier film, je me suis rendue compte que pour arriver à connaître Östlund, il faut prendre le chemin inverse, c’est-à-dire qu’il faut partir de ses films et saisir les patterns qui s’y tissent pour arriver à se familiariser avec ce réalisateur spécial. Et avec Sans Filtre, j’ai vu qu’il a réussi à affiner son style propre.
De base, Ruben Östlund a une formation pour filmer des tournées de ski, ce qui est clairement reflété sur l’écran avec ses plans longs et les travellings. Snow Therapy est bien évidemment le meilleur exemple que l’on peut don-ner quant à son style technique. Les images époustouflantes des paysages donnent très envie d’aller faire du ski.
En parallèle de sa formation, Östlund a tendance à beaucoup centrer la caméra sur les visages des personnes, même si ce ne sont pas elles qui forcément mènent l’action principale. Parfois, cela prend des dimensions un peu bizarres, puisqu’il y a des scènes où on ne voit que le dos ou les cô-tés des personnages, ce qui renforce l’authenticité de leurs émotions et de l’histoire. Au final, Östlund focalise notre attention aux personnages qui se trouvent dans une position minable. Il semble qu’en faisant cela, Östlund veut délibérément gêner les personnages même, comme si nous, les spectateurs, étions là dans le cadre à les juger et à être témoin à leur perte de face, ce qui nous gêne aussi.
Le jeu du rire et de la gêne
"Tout simplement, mes films sont sur des gens qui essayent d'éviter de perdre la face."
Östlund est un bon joueur, (et il fait des petits jeux avec tout le monde) en commençant par jouer avec ses œuvres mêmes. Il a prouvé encore une fois avec Sans Filtre à quel point il utilise ses films pour provoquer les spectateurs et les pousser à s’interroger sur les délires et travers de notre société moderne. Le style Östlundien, disons, vient aussi du fait qu’il réussit à nous faire retenir le souffle pour nous faire tant éclater de rire que nous faire grincer des dents.
Une autre caractéristique qui nous vole un petit sourire à chaque fois est l’usage de doux plot twists. Je dis “doux”, parce que ce ne sont pas des plot twists qui nous laissent dans un état de choc à la manière de Shutter Island ou des films Hitchcockiens. À son début, Sans Filtre donne l’impression qu’il va critiquer l’industrie de la mode, la fausseté des gens et les intérêts financiers qui se tissent dans les relations. Mais au final, on se retrouve avec une histoire complètement différente. On dirait un mélange entre Titanic, Robinson Crusoe et The Hunger Games, avec des gens de la haute société. De la même façon dans The Square, est-ce qu’on s’attendait à ce qu’Oleg (l’artiste orang-outan) continue d’une telle manière sa “performance” ? Je ne pense pas…
À ce point, faut-il évoquer un autre pattern du style Östlundien : l’animalisation des personnages, surtout des élites qu’il critique généralement. Lorsque les invités de la soirée sautent au-dessus d’Oleg en le poignardant et crient sauvagement “Tuez-le”, Östlund nous montre la perte des repères des êtres humains lors de l’ascension socio-économique. Alors qu’Oleg se comportait conformément à sa nature et à celle du cadre (respectivement, une performance réaliste d’un orang-outan), ses victimes devraient tout simplement ne pas bouger et attendre que la menace passe. On s’aperçoit de cette même animalité et violence des élites dans Sans Filtre, quand les riches commencent à ressentir le mal de mer lors d’un dîner luxueux, une chose très humaine qui est loin de ce que les riches pensent pouvoir ressentir. Le fait qu’ils se noient presque dans leurs vomissements et excréments est alors une éruption de toute l’humanité qu’ils ont perdue. Je pense que personne ne pourrait se passer de cette image iconique de Sunnyi Melles qui résume toute l’absurdité de la situation. En quelque sorte, en animalisant ces personnages, Östlund les ramène à leur nature humaine, c’est-à-dire qu’il les humanise. À quoi bon les dîners luxueux sur un bateau (qui est en train de s’écouler) si le corps biologique humain n’en peut plus ?
Dans une scène de Sans Filtre qui a particulièrement retenu mon attention, on voit encore comment Östlund fait son Östlund : le magnat russe très antipathique, qui littéralement vend “de la merde” et qui visuellement incarne l’image typique du vilain, prend en photo sa maîtresse (bien évidemment, sa femme est avec lui dans le bateau), champagne à la main et habillé en Gucci. Mais la question est la suivante : avez-vous remarqué le bouquin de Rutger Bregman, Utopie pour les réalistes, sur la chaise longue juste à côté, proposant des solutions aux problèmes de nos sociétés modernes ? Message reçu, Ruben !
Dans The Square, on voit Christian qui décide d’enregistrer une vidéo d’ex-cuses pour le garçon qu’il blâme d’avoir volé son porte-monnaie, et on as-siste à une sorte de catharsis idéologique. Christian commence à énumérer les défauts de nos sociétés, les effets séparatistes des préjugés, les inégalités socio-économiques... Effectivement, en tant que suédois même, Östlund critique beaucoup les actions ou mieux dit, les non-actions vu que les per-sonnages sont généralement présentés comme passifs et peu réactifs, qui s’inscrivent dans le “politiquement correct” typiquement suédois. Il met en lumière que cela, malgré son importance, fait empiler les non-dits et les non-réactions des gens qui au final explosent dans des situations quel-conque comme dans la conversation entre le capitaine américain-commu-niste et le magnat russe-capitaliste (quelle ironie !) dans Sans Filtre.
En fait, tous les propos du film ressortent dans des situations d’une telle banalité qu’elles parviennent, à mon avis, à représenter parfaitement la réalité de l’animal social que l’homme est. On a tous eu des conversations profondes avec des gens qu’on connaît à peine, et auxquels on dévoile entièrement son univers intellectuel. Tout ce qu’on pense, mais qu’on ne peut pas dire à quelqu’un peut ressortir dans une conversation banale lors d’un voyage en bus, ou lors d’une attente à la queue devant l’Assurance Maladie (j’espère que je ne suis pas la seule à avoir vécu une séance de thérapie sur la rue comme ça avec des inconnus… ). Mais c’est exactement pour cette raison que les films d’Östlund sont un réveil à la réalité et nous frappent chaque fois par notre propre absurdité en tant qu’êtres humains.
Critique de la critique
Il y a encore tant de choses à dire sur ce réalisateur particulier et sur les signes symboliques qu’il utilise pour nous provoquer sans cesse. Comme vous l’auriez déjà compris, Östlund se spécialise dans la mise en gêne, et nous fait vivre un ascenseur émotionnel dans ses films. Mais là, il faut conclure en disant que maintenant, les rôles sont inversés avec sa nouvelle victoire au Palme d’Or, car Östlund est critiqué à son tour de se retrouver dans des milieux et des situations qu’il critique lui-même. Le fait de criti-quer des aspects de nos sociétés sans “véritablement” agir alors qu’on est dans une position du pouvoir peut être considéré comme de l’hypocrisie, ou de la lâcheté. Mais le cinéma, n’est-il pas déjà une forme d’agir ? Est-ce qu’on peut vraiment critiquer un réalisateur parce qu’il se trouve dans la classe sociale qu’il est en train de dénoncer même, ou l’applaudir d’avoir usé sa “légitimité” sociale en prenant la parole et dénonçant son propre groupe ?