Psychose
Glissement vers une modernité horrifique

(Contient du spoil dans sa dernière partie)

Sorti en 1960, Psychose est un peu un film charnière dans la carrière de son réalisateur. 

Depuis son arrivée au États-Unis au début des années 40, Alfred Hitchcock n’a cessé de perfectionner son cinéma par les moyens techniques qu’offrait Hollywood par rapport au reste de l’Europe. Progressivement, il s’est installé comme une figure incontournable du monde audiovisuel, parvenant à être l’un des seuls réalisateurs à être identifié par son seul nom et ses seuls films. Un gage de divertissement et de réussite qui s’est mélangé avec une incroyable série de films réalisés dans les années 50, débutant avec Fenêtre sur Cours en 1954 en passant par L’Homme qui en savait trop en 1956 et en terminant la décennie par le film qui a défini le cinéma d’action-aventure moderne, La Mort aux Trousses en 1959. Néanmoins, les années 50 sont aussi marquées par des films tout aussi impressionnants mais n’ayant pas rencontré son public, Le Faux Coupable en 1956 mais surtout Sueurs Froides en 1958. Un statut un peu étrange pour Hitchcock, qui semble condamné à répéter ses formules pour plaire à un public qui le boude quand des projets moins évidents leur sont proposés. 

Un autre aspect fondamental dans son succès auprès du public est son investissement personnel dans la télévision, ce nouveau média qui intimide les pontes de l’industrie cinématographique mais que Hitchcock va s’approprier pour toucher un public toujours plus large et friand à la maison d’histoires à suspense. C’est ainsi qu’il va présenter de 1955 à 1962 une série anthologique à suspense Alfred Hitchcock Présente : un ensemble d’épisodes de 25 minutes qui font office de courts-métrages relatant des histoires à suspense différentes des unes des autres. De nombreux réalisateurs, y compris Hitchcock lui-même, ont ainsi réalisé plusieurs épisodes qui auront permis de traiter un éventail assez large d’histoires à suspense, allant du meurtre de sa femme qu’on doit cacher, au vol d’un héritage en passant par un personnage paralysé par un accident de voiture qui apparait comme une punition morale pour ce personnage désagréable. Des structures narratives et esthétiques traitées en long, en large et en travers, mais recentrés, simplifiés pour aller à l’essentiel et tenir les 25 minutes montre en main. Le tout avec un budget et une équipe technique réduite, lié au format télévisuel.

C’est sur cette base qu’Hitchcock va dès lors construire son prochain film, Psychose. Tandis que son objectif principal est bien de subvertir l’attente et l’image qu’ont le public de son cinéma, le synopsis de ce livre, à l’origine écrit par Robert Bloch, devient une occasion rêvée pour un Britannique sensible aux conventions et un cinéma sensible aux signifiants changeants et élastiques.

Installation d’une normalité

Le film nous raconte l’histoire de Marion Crane, secrétaire dans une agence immobilière, qui un jour vole une grande somme d’argent appartenant à l’un des clients de l’agence et s’enfuit en voiture rejoindre son amant, lui qui refuse de se marier avec elle à cause de ces difficultés financières. Sur la route, elle angoisse de se faire arrêter, faisant une succession d’erreurs qui va la mener à s’arrêter au Bates Motel, endroit isolé où le gérant se présente comme un jeune garçon ayant une relation difficile avec sa mère.

Rien de bien surprenant à première vue, surtout que le film, techniquement et esthétiquement, semble en rupture avec son précédent film. Après le grand spectacle et la sensationnelle technique en couleur de La Mort aux Trousses, nous voici face à un film en noir et blanc, où formellement la sobriété, l’économie de moyen semble de mise. Le film apparaît comme moins spectaculaire tandis que l’accumulation de ces outils narratifs et esthétiques rapproche davantage ce film de ces travaux qu’il a pu réaliser au sein de la série Alfred Hitchcock Présente, engageant d’ailleurs la même équipe technique tandis que le budget du film est plus proche de ce qui se fait à la télévision que de la débauche de moyen mise en exergue dans les salles de cinéma.

Hitchcock repose donc sur son image de maître du suspense pour installer une normalité. Une normalité esthétique et narrative, hérité de ses expériences au cinéma et surtout à la télévision, qu’il va appuyer par son dispositif de mise en scène et la représentation du monde qu’il en fait. Dès l’ouverture, on est face à un environnement urbain, contemporain pour l’époque et surtout une caméra en apesanteur, filmant les bâtiments qui, petit à petit, se rapproche d’une fenêtre avant de rentrer dans un appartement. Une caméra qui se présente dès lors comme quelque chose qui va suivre aléatoirement la vie d’un habitant, le présentant directement dans son espace intime, issus de milieux moyens voire populaires. Tout ceci renforce le sentiment de normalité, le film se concentrant visiblement sur quelqu’un au hasard, avec ses problèmes d’ordre matériels et sentimentaux qui semblent tout à faire terre à terre : un divorce pour l’amant qui le met dans une certaine détresse matérielle par son manque d’argent, l’impossibilité de pleinement profiter de leur amour. On remarque de plus une sexualité un peu honteuse avec les remarques explicites de son amant qui met mal à l’aise Marion Crane. 


Néanmoins, l’évidence matérielle reste assez forte, devenant le moteur au début du récit. L’argent est la chose structurante dans les relations de domination, tout comme le genre et le film, dans sa quête de représenter une normalité, le montre assez bien dès le début avec toute la séquence dans l’agence immobilière. En effet, la domination masculine s’exerce sur les figures féminines dont les aspirations individuelles se trouvent écrasées par un système patriarcal, transformant ses aspirations en refoulés, dans la continuité d’un certain puritanisme défendu par des ligues de vertu assez influentes. La collègue de Marion incarne cela, une femme sous médicament comme pour la mettre sous cage et qui semble n’avoir aucune marge de manœuvre pour vivre comme elle le souhaite. Ce miroir est tendu à Marion quand le riche texan commence à flirter avec elle, mettant en avant son argent et sa réussite personnelle pour la séduire. Marion joue de cela pour éviter le pire mais cela consacre cette réalité matérialiste, déjà décrite dans La Comtesse aux pieds nus de Mankiewicz, où le capitalisme et la société de consommation touche toute les structures, acteurs de la société à l’image du concept de Capitalisme Tardif où tout devient objet de consommation, dont les femmes dans ces systèmes de dominations.

Le vol de l’argent représente dès lors un simili acte de rébellion pour le personnage de Marion, autant pour régler les problèmes matériels de sa vie physique comme sentimentale que pour remettre en cause, défier, une domination masculine qui essaye de les « domestiquer » à l’image de sa collègue sous médicament.

Le vol de l’argent est un enjeu fondamental dans le film, dans sa construction narrative comme dramatique, pour nous projeter pleinement dans le point de vue du personnage. Il est intéressant de souligner que toute l’angoisse pour Marion débute par le gros plan fait sur la liasse de billets. Ce gros plan intervient après que son patron lui ait demandé de l’amener à la banque. C’est la première fois que la liasse de billets est montré en gros plan, auparavant elle était un détail parmi tant d’autres mais le gros plan dessus après la séquence dans l’agence fait office d’outil narratif, « elle a volé l’argent et va fuir », mais aussi dramatique dans le sens où la musique, Temptation, se lance au moment où dramatiquement on comprend le vol et ainsi toute l’angoisse latente qui se développe car la situation change du tout au tout pour le personnage : de simple secrétaire, elle passe à une criminelle si quelqu’un la découvre.


La dépossession de son statut est un enjeu de son angoisse, et ainsi toute la séquence en voiture jusqu’au motel devient un petit exercice de style tant tout semble encore plus dégarnie, encore plus recentré sur des enjeux simples, claires et lisibles, arrivant à structurer une angoisse, une tension très prenante sur le temps long. Autour de simplement du personnage principal, qui craint de se faire attraper, et d’une menace informe qui serait la révélation de sa culpabilité. Cette menace prend autant la figure de son patron qui traverse la rue et la remarque, que celle d’un policier de la route qui interroge Marion ou bien celle d’un vendeur de voiture qui remarque son inquiétude et son angoisse. Cette incertitude sur la menace et son arrivée est centrale dans la construction du suspense, de la tension sur les longues minutes qui suivent sa fuite. On peut comparer cela au film Halloween de John Carpenter qui de même se construit dans un schéma narratif et esthétique simple, lisible et une tension qui se trouve dans l’apparition à tout moment de la menace, représenté par Michael Myers.

Manifestation d’un suspense dit « changeant » 


Après cette remarquable séquence, Marion arrive au motel Bates et semble continuer dans cette normalité. Marion se pose des questions sur ses actions et ainsi rencontre Norman. La rencontre de Norman est aussi l’apparition, comme une vignette, d’une influence gothique tendance victorienne. Cette apparition gothique s’incarne par la maison derrière le motel, ce motif qui tranche énormément avec le reste du film, très urbain comme assez désertique, tandis que l’apparition de la maison est tout de suite chargée de son héritage thématique. Le personnage de Bates ne fait que confirmer avec une bâtisse gothique à l’image de l’environnement familial, c’est-à-dire dysfonctionnel, où se joue des névroses et une quête identitaire, notamment pour Norman qui semble prisonnier par rapport à sa mère. Surtout que cette dernière est construite comme un quasi-fantôme, où juste sa silhouette et sa voix son audibles et perceptibles. Une sorte de présence omniprésente, en accord avec le gothique où l’histoire de fantôme est une récurrence du genre. 


Néanmoins, le mystère reste fort autour de la bâtisse. Il y a quelque chose d’insondable qui se dégage de l’endroit, qui tranche tellement avec le reste. Un secret semble s’y cacher, qui implique certainement la mère. Mais ce mystère insondable apparaît en décalage avec la normalité du début, qui va définitivement se briser lorsque Marion se fait tuer sous la douche alors que le récit semblait être fini : alors qu’elle discute avec Norman, elle comprend qu’elle s’est mise toute seule dans un piège et avait décidé de rentrer chez elle pour redonner l’argent. Les enjeux semblaient finis, dans la lignée du classicisme de ces histoires à suspense, sous poudrée d’une petite morale sur le vol mais non. Le meurtre de Marion fait office de rupture qui va forcer le film à se reconfigurer, narrativement et dramatiquement pour ainsi se relancer avec de nouveaux personnages au premier plan. On passe du simple vol à une enquête sur meurtre, ce qui change complètement les enjeux et le suspense en lui-même. C’est presque un nouveau film qui se lance, un nouveau film qui semble toujours autant inscrit dans les structures classiques et récurrentes des histoires à suspense. C’est comme deux courts-métrages issus d’Alfred Hitchcock Présente qui se chevauchent, se mêlent et ces bascules sont déclenchés par des ruptures comme le meurtre de Marion ou la révélation finale sur l’identité du tueur qui font office de surprise par rapport à la structure narrative et dramatique qu’avait installé le film auparavant. Ces ruptures fracassent la normalité, que le film cherche a réorganisé au travers de structures classiques et efficaces des histoires à suspense comme pour maintenir un semblant de continuité qui fait parfaitement illusion. Cette nature élastique pourrait être définie sous le terme de suspense changeant. Un suspense moderne qui s’appuie donc sur des structures classiques de suspense qu’on transforme en permanence, une nouvelle forme de suspense élastique qui permet de tordre le genre, le récit et les représentations en débutant par une simple histoire criminelle d’un vol à celui d’un meurtre et son enquête pour finir sur l’horreur totale à la fin du film.

Cette nature changeante est la première émanation de la modernité, avec cette normalité qui se révèle jamais vraiment fixe et qui change plus ou moins de sens au fur et à mesure. Le gothique va notamment appuyer ce glissement, devenant le pont entre des idées assez contrastées, pour passer de la normalité à l’horreur mais aussi du criminel à l’horreur. Les conséquences d’une telle réalité aussi liquide est la mise en évidence d’une fragmentation à plusieurs niveaux, dessinant les contours d’une modernité horrifique.



Fragmentation et modernité horrifique 


En effet, cette fragmentation s’exerce d’abord sur la manière de représenter un environnement qui n’est pas nécessairement unifié et qui s’apparente plus à une mosaïque d’éléments à la charge et au sens différent. On commence par une domination urbaine, avec une ville vivante et contemporaine pour les années 60 pour basculer dans un environnement rural, bien moins vivant où se trouve le Bates motel. Avec comme espace tampon, le désert, la route, avec l’infrastructure routière comme élément d’interconnexion entre cette mosaïque d’espaces et de motifs. Cette fragmentation continue, comme mentionné plus, par cette vignette gothique qu’est la bâtisse et tout ce qui en découle thématiquement autour de la famille Bates avec une identité plutôt victorienne.

Néanmoins, cette mosaïque d'espaces urbains et ruraux, avec cette trace gothique permet de construire, ou en tout cas en révéler, un nouveau sens qui s’inscrit davantage dans les ambiguïtés du développement économique et territorial et notamment comment les processus de modernisation produisent de la marginalisation. La situation du motel et de la famille Bates sont en partie la résultante des échecs et angles morts des transformations économiques et sociales des sociétés occidentales après la seconde guerre mondiale, où le détournement d’une route après la construction d’une nouvelle affecte nécessairement ceux qui ne sont pas intégrés au nouvel axe routier. De là, on voit presque les contours d’une société occidentale scindée en deux par la modernisation au niveau matérielle comme social, avec des mœurs plus conservatrices dans les espaces ruraux et des idées plus libérales (socialement) dans les espaces urbains, bien mieux intégrés dans la modernisation et axes routiers. De là, le gothique qui présentait une identité victorienne change et présente une identité bien plus américaine, celle du Southern Gothic. Un sous-genre qui continue les tropes classiques du gothique (sentiments forts et contrasté, brouillage des limites entre vie et mort, spectralité, masques et miroirs etc) tout en construisant une marginalité marquée par l’opposition en Nord et Sud, directement héritée de la guerre de Sécession. Des marginaux marqués par des idées conservatrices, des structures sociales datées et une exclusion synonyme de pauvreté et de violence. L’intelligence de la proposition du film est de conserver les invariants entre le gothique et son sous-genre pour ainsi produire un signifiant assez élastique pour autant convoquer l’héritage victorien que l’autre.

L’élasticité permise par la fragmentation se joue aussi au niveau du genre, de l’identité même du film, déjà décrite plus haut par la notion de suspense changeant et ce que ça implique pour les structures narratives et esthétiques. Ce mouvement touche aussi les personnages, notamment ceux de Norman et Marion qui sont aussi soumis par des tensions identitaires concernant leur statut, leur rôle (citoyenne/criminelle pour Marion). Le cas de Norman est le plus intéressant car le mouvement identitaire qui s’opère chez lui permet de dépasser l’essentialisation propre à un cinéma d’horreur plus classique où le monstre et la menace sont représentés, perçus comme tels alors que Psychose, avec le personnage de Norman, brise cette essentialisation et montre que la monstruosité, l’horreur, la folie peut parfaitement venir d’un personnage pouvant paraître normal et conventionnel. Le Boy Next Door peut parfaitement être un dangereux tueur psychotique.

C’est ainsi que le nom Psychose prend un sens assez intéressant. La psychose peut être définie comme une affection psychique dont le malade n’a pas conscience, caractérisée par une désintégration de la personnalité et des troubles de la perception. Elle s’applique évidemment à Norman mais aussi parfaitement au film en lui-même qui ne cesse d’installer une normalité qui finit par se désintégrer, se relançant, se réorganisant à chaque fois au travers des structures classiques des films à suspense qui finalement n’arrivent jamais à se transformer face à un réel complètement déstructuré et changeant. La fin est assez éloquente de ce point de vue, laissant une impression insondable avec cette dissonance entre la voix off, les pensées de Norman et ce qu’il rejette extérieurement, son sourire, son langage corporel.

Finalement, ce mouvement, cette élasticité identitaire qui touche le film à tous les niveaux est une émanation essentielle de la modernité horrifique. Ce même mouvement, propre à cette modernité, transforme le principal moteur du cinéma horrifique qui passe de la perte de contrôle clairement délimitée à une impuissance bien plus diffuse face à des changements permanents. 

Hugo FORTER 20 octobre, 2023
Hugo FORTER 20 octobre, 2023
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