Quand le théâtre de marionnette rencontre le cinéma

Illustration Princes et Princesses

Le cinéma est riche de son alliage entre plusieurs formes d’art. Mais si on pense très vite aux bandes-son exceptionnelles, aux acteurs incroyables, ou encore à la photographie symptomatique d’un réalisateur, le théâtre de marionnette, lui, n’est presque jamais évoqué. Souvent relégué au champ de l’enfance et du divertissement, il a pourtant des choses à nous apprendre dans l’art de se mouvoir.

Quelques points d'histoire

Le théâtre de marionnette est préexistant au cinéma. Présent dans presque tous les continents depuis des millénaires, il possède dans certaines régions, notamment en Europe de l’est, une véritable école. Ses ressemblances avec la lanterne magique1 nous laissent penser qu’il a influencé l’invention du cinéma, et particulièrement le cinéma d’animation. Pensons au Prince Ahmed, un film de 1926 réalisé par Lotte Reiniger, ou encore aux silhouettes sombres et captivantes des années 2000, avec Prince et Princesses de Michel Ocelot. Ces films ont marqué nos enfances. Aviez-vous pensé au théâtre d’ombre en les regardant ? 

1 La lanterne magique permet de projeter des images peintes sur des plaques de verre à travers un objectif, via la lumière d’une chandelle ou d’une lampe à huile. Wikipédia

Des pantins « trop humains » 

Le cinéma, ne se prive pas de stratégies pour amener le spectateur au réalisme. Les situations, les décors, le montage, sont au service de la cohérence du récit. Le théâtre de marionnettes, lui, assume un manque absolu de réalisme. Ses fantoches n’ont souvent de l’être humain, que l’avarice ou la contestation. Ils sont éloignés de lui dans leurs physicalités. Il en va de même pour les décors, qui, souvent minimalistes, ne montrent qu’une vision schématique de la réalité. Cette mise en scène peu réaliste, est utilisée pour développer un potentiel expressif et artistique. Pour ainsi dire, ces personnages aux visages déformés nous apparaissent souvent trop humains. Leur gestuelle est libérée de contraintes. Elle nous rappelle notre matérialité faillible et vieillissante, grâce aux tiges et aux ficelles, ainsi que par des saccades. C’est dans cette vivacité, cette exagération, que l’on éprouve de l’affection pour les pantins. 

Rachael dans Blade Runner

A contrario, la figure de la poupée ou du robot, belle, lisse et sans vie, est présente comme un objet de terreur et de rebut au cinéma. Il arrive cependant comme dans Blade Runner, sorti en 1982, que son humanité soit questionnée. Le monstre apparait alors plus humain que son créateur apathique, par sa volonté de s’émanciper. Il s’agit alors d’un désir d’appartenir à l’humanité auquel chacun peut s’identifier, particulièrement les opprimés, qui sont mis à son banc. 


Alice et le Chapelier fou

De la scène à l’écran 

Les désirs de Lowendal, un metteur en scène roumain né en 1897, sont des ordres. À travers ses écrits sur La poupée amoureuse, en 1958, il explique qu’il aurait souhaité réunir acteurs et marionnettes sur scène, grâce à un système unique formé de miroirs. L’arrivé du stop motion lui donne raison. Cette technique tente de reproduire un mouvement par l’assemblage rapide de photographies. Grâce à ce nouveau medium, le désir d’animisme peut s’exprimer jusqu’au bout, puisqu’en apparence, les pantins n’ont plus besoin des hommes pour se mouvoir.

Pourquoi les réalisateurs utilisent-ils cette nouvelle technique ? Elle permet de créer des effets spéciaux, à une époque où la technique n’est pas encore très développée. Elle libère aussi une nouvelle forme de sensibilité. Le réalisateur tchèque Jan Švankmajer l’a bien compris. Après avoir travaillé avec le stop motion dans de nombreux courts-métrages d’animation, notamment avec l’usage de la pâte à modeler, il intègre en 1989 dans le long métrage fantastique Alice des personnages animés dans des prises de vues réelles. Alice est tantôt une petite fille, explorant les interdits de l’enfance, tantôt une poupée vivante. Tous les personnages qu’elle rencontre sont eux aussi des objets animés. Cette fois, le réalisateur n’hésite pas à déformer les corps et les visages des personnages.

Ces nouveaux corps permettent de sentir les textures, et la matière. Le manque de fluidité des mouvements et l’élasticité des corps, la violence qui leur est donnée, exacerbent les sensations que l’homme projette à l’image. L’image soudain semble faire corps. Alice plonge ses doigts dans de la confiture remplie de punaises. Le chapelier fou est une marionnette qui répond toujours aux mêmes automatismes en buvant encore et encore sa tasse de thé. Le lapin est une peluche, qui se vide sans cesse de sa suie. Dans ce savant mélange doté d’une grande poésie surréaliste, les sensations sont fortes, en passant du dégout à la douleur. Nous sommes confrontés à des personnages qui poursuivent tous un but dans un univers loufoque, sans cesse renvoyés à leur matérialité. Même Alice va fendre son corps rigide et moulé de poupée, pour éclore de nouveau. Les personnages ont conscience qu’ils sont faillibles : le lapin va essayer de se recoudre. Le Chapelier, lui, remonte le mécanisme qui fait fonctionner sa séquence de mouvement. Le réalisateur présente un univers où l’autonomie de ses personnages animés est totale. Ils luttent pour leur survivance , bien que l’atrophie les rattrape. Alice, elle, ne meurt pas mais se transforme sans cesse, passant par des états successifs plus étranges les uns que les autres. Son corps humain est sensible, malmené par le réel. Tout comme un spectateur malmené par les images, qui après la projection se retrouve changé.

Ma vie de courgette

De l’art de s’émouvoir 

Il suffit de regarder Ma vie de Courgette, sorti en 2016, pour observer que le stopmotion témoigne de la fragilité humaine tout en offrant un recul poétique nécessaire. Ma vie de courgette est un film pour enfant, à l’instar du théâtre de marionnette. Mais le médium n’est pas simplement utilisé pour atténuer la violence du réel. Il fait aussi ressortir les mimiques, et les douleurs souvent cachées ou mises en spectacle des enfants cassés par la vie. La marionnette donne un lieu de reconnaissance aux corps qui n’ont d’habitude pas leur place au cinéma. Corps queers, corps handicapés, corps vieux, corps racisés, corps usés. Le cinéma mainstream propose des images réalistes et stylisées, donne-t-il pour autant une représentation juste de la vie ? Le cinéma d’animation semble aller là où le cinéma classique, trop normé, ne s’est pas aventuré.

Flora THIERRY 30 juin, 2022
Flora THIERRY 30 juin, 2022
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