(Re)Découvrir le cinéma de Ida Lupino

Un dimanche soir, sur arte.tv : faisant défiler la page de la programmation avec ma souris, je déambule parmi les noms des cinéastes et de leurs films, cherchant celui qui attisera le plus ma curiosité. Soudain, mes yeux se heurtent à un nom inconnu : « Ida Lupino » : il n’en faut pas plus pour éveiller ma curiosité de cinéphile. Une heure et demie plus tard, agréablement surprise par Bigamie, une question m’obsède : « Qui êtes-vous, Ida Lupino ? ». Cependant, aucune mention de son son nom dans mes merveilleuses Chroniques du Cinéma, ou dans mon extraordinaire Tout sur le Cinéma, qui jusqu’ici avaient toujours su répondre à mes interrogations. Pour la première fois, je me retrouve nez à nez avec un gouffre : face aux lacunes vertigineuses de l’histoire du cinéma. arte.tv proposant quatre films de la cinéaste à (re)découvrir jusqu’en juillet, et indignée par le fait que la réalisatrice demeure un spectre flottant dans le septième art, il m’a paru plus que nécessaire de rédiger cet article, afin de revaloriser l’œuvre étonnamment indépendante et moderne d’une cinéaste qui a su imposer son originalité.

Ida Lupino sur le tournage de Hitch-Hiker

PASSION CINÉMA

L’histoire d’amour d’Ida Lupino avec le cinéma commence très tôt. Née en Angleterre au début du XXème siècle dans une famille d’artistes italiens, elle hérite de la fibre artistique de ses parents. D’abord actrice, sa carrière débute à l’âge de 14 ans. S’envolant ensuite pour Hollywood, elle y devient un visage familier pour le grand public, enchaînant des seconds rôles dans des films de Raoul Walsh, Fritz Lang, ou encore Nicholas Ray. Cependant, l’actrice s’ennuie sur les plateaux, où sa créativité est frustrée. Elle est attirée par le métier de réalisatrice, avec lequel elle a le sentiment qu’elle pourrait enfin s’épanouir en explorant une nouvelle facette du cinéma, qui ne cesse pour autant de la passionner.

DE L’AUTRE CÔTÉ DE LA CAMÉRA

Une suite d’évènements va être l’occasion pour elle de se réorienter comme elle l’entend. En 1949, alors que son contrat avec la Warner touche à sa fin, Ida Lupino saisit l’occasion pour fonder The Filmmakers, une compagnie de production indépendante qu’elle dirigera avec son époux, le producteur Collier Young. Mais cela ne s’arrête pas là : alors qu’ils produisent son scénario : Avant de t’aimer (Not Wanted), le réalisateur en charge subit une crise cardiaque, ce qui l’amène à prendre la direction du film. A partir de là, Ida Lupino sera réalisatrice de la majorité des films produits et écrits par le couple. 

Ida Lupino et Collier Young

Ainsi productrice, scénariste, actrice, réalisatrice… elle est une véritable touche-à-tout, curieuse d’approfondir son exploration du cinéma. Si elle articule d’autre part création et affaires, c’est toujours en promouvant le créatif sur le business. Par-dessus tout, il s’agit de superviser la production du film de A à Z, et donc d’acquérir une grande liberté de création. Ida Lupino est enfin épanouie, sans cesse en train de créer et d’apprendre.

THÈMES ET TRAITEMENTS

Not Wanted (1949)

Comme tout grand auteur, des thèmes obsèdent son œuvre. D’abord, l’égarement, vécu par des personnages toujours en marge de la société américaine puritaine des années d’après-guerre. Il s’agit nettement de se dresser face à la brutalité des normes sociales, des mœurs et conventions établies aux USA. À titre d’exemple, son premier film Not Wanted (1949) suit une fille-mère, et montre avec réalisme la situation de ces jeunes filles qui peinent à trouver leur place, excluent de leurs familles. On peut aussi relever la complexité des relations humaines et des sentiments : la cinéaste cherche à échapper à une représentation manichéenne simpliste des situations, et évite de porter des jugements superficiels sur les personnages. Ainsi, dans sa manière de filmer, Ida Lupino refuse toute moralisation. Sa caméra révèle, et la cinéaste reste à distance : elle montre dans sa complexité ce qui n’est pas usuel pour l’époque, et nous laisse seuls juges, interrogeant en même temps nos propres responsabilités. 

The Bigamist (1953)

Par exemple, dans The Bigamist (1953), elle donne à voir un homme amoureux de deux femmes différentes, dans toute sa vulnérabilité. Le film est construit sur un flash-back relatant dans toute sa complexité le passé de l’homme, retraçant comment il en est arrivé là. La dernière scène du procès, silencieuse, laisse d’ailleurs le spectateur dans la position inconfortable du juge : moins simple de trancher quand on connaît toute l’histoire ! En un sens, on pourrait qualifier son oeuvre de « cinéma de l’intime », s’attachant particulièrement à la psyché de ses personnages, toujours explorée en profondeur. D’ailleurs, cet intérêt de la réalisatrice transparaît également avec un usage fréquent de sa part de gros plans ou du moins, de plans très serrés, épousant les mouvements des corps, étudiant leur grammaire. De plus, elle est particulièrement adepte des longs plans, généralement associés à une caméra-main, suivant ainsi au plus près son personnage dans sa quête, et plongeant le spectateur dans un cadre dynamique.

INSPIRATION NÉORÉALISTE

Never Fear (1949)

Ensuite, le cinéma d’Ida Lupino est fortement inspiré par le néoréalisme italien, dont elle est une fervente spectatrice. Les motifs de ce mouvement ont effectivement exercé une grande influence sur son propre cinéma. D’abord, elle-même choisit de traiter des sujets de société ; poliomyélite (Faire Face), filles-mères (Avant de t’aimer), viol (Outrage)…etc. Et c’est par ce qu’elle s’identifie à eux que ses personnages sont des marginaux, exclus des normes imposées par la société. Gardons en tête qu’elle est une femme dans un milieu d’hommes, à une époque qui est loin de favoriser l’épanouissement de son sexe. Comme elle avant de passer derrière la caméra, ses protagonistes rêvent de leur bonheur. Ils ont en commun un passé qui les a menés à sortir des sentiers battus. A travers leurs différents âges, sexes et visages, ils composent un portrait en mosaïque authentique des USA. Interprétés par des acteurs inconnus qui pourraient être tous ces étrangers croisés dans la rue, ils contribuent à l’aspect documentaire que l’on retrouve dans le néoréalisme et qui est donc aussi relatif à l’ensemble des films d’Ida Lupino. Aussi, la ville, arpentée par ses personnages, a elle-même toute sa place dans le parcours initiatique et les questionnements auxquels ils font face. À pieds, en bus… : ils ont pris la route et cheminent, perdus, tentant maladroitement de retrouver leur chemin. Dans ce contexte post 1945, son œuvre s’inscrit donc dans un désenchantement du rêve américain, rejoignant les réalisateurs néoréalistes, qui donnent à voir une Italie déchirée, loin de son image glamour idéalisée.

THE MOTHER OF ALL OF US


Comment ne pas présenter Ida Lupino sans s’attarder sur le film Outrage ? Bien que malheureusement absent de la rétrospective proposée par Arte, le film occupe une, voire LA place centrale de l’œuvre de la réalisatrice. Réalisé en 1950, celui-ci relate le traumatisme d’Ann Walton, une jeune femme qui a été violée. Pendant quatre minutes, le spectateur la suit, tentant de fuir face à son agresseur, qui finira par la rattraper. Sorti en plein code Hays, et n’étant pas exactement sur quoi prétend s’attarder le film, la scène de viol n’est pas filmée : la caméra surcadre Ann, la cadre de près pour saisir sa panique, puis s’éloigne. Cependant, il s’agit de se tenir au plus près de la protagoniste, dont le viol, engendrant entre autres un trouble de stress post-traumatique, bouscule la vie. Ainsi il ne s’agit pas du viol en lui-même, mais de son incarnation dans le corps et l’esprit de la victime : comment le mal ronge, et grignote de l’intérieur. Iris Brey parle d’ailleurs très bien de ce film dans son livre Le regard féminin - Une révolution à l'écran, dont je vous conseille très vivement la lecture. Mais sans vouloir s’attarder sur cet essai génialissime, soulignons le choix courageux d’Ida Lupino, qui est une des premières à faire un film sur un viol en privilégiant le point de vue féminin, sans victimisation de l’expérience faite par la femme. Néanmoins, on ne peut pas dire que la cinéaste fut féministe : ce n’est pas ainsi qu’elle se considérait elle-même. Des féministes lui auront d’ailleurs reproché d’avoir voulu prendre la place des hommes en dirigeant sa maison de production. Mais, en ayant bien le contexte d’alors à l’esprit, on ne peut nier l’audace dont elle fit preuve. Défendant ses choix de thèmes, de personnages, de narration, elle impose ses films, et donc sa manière de voir, aux distributeurs et au public. 

Ida Lupino sur le tournage de  The Man I Love (1947)

On peut par ailleurs noter que dans son article pour le New York Times « The Lives They Lived: Ida Lupino; Behind the Camera, a Feminist », (1995), Martin Scorcese choisit tout de même de la qualifier ainsi, et ajoute à propos de son travail : « her considerable accomplishments as a film maker are largely forgotten ». En outre, derrière son dossier de chaise de réalisatrice, elle a fait écrire : « The Mother of all us », se voyant comme une figure protectrice face à celle du patriarche. Propriétaire et représentante de la compagnie Filmmakers, Ida Lupino intègre l’Association des Cinéastes d’Hollywood, où elle est la seule femme. À chaque début de séance, ils commencent donc ainsi : « Gentlemen and Miss Lupino ». Impétueuse, elle sait prendre sa juste place et assoir son autorité. De plus, elle ne cessera de tendre à échapper à la représentation tant ancrée du rôle domestique de la femme, ou à son image glamour. Ses héroïnes sont plutôt autonomes, sans enfants, de vieilles filles, et, dans sa carrière à la télévision, des sorcières, voire Méduse elle-même !

LA TÉLÉVISION , UNE EXPLORATION SANS LIMITE

En 1953, sa maison de production fait faillite, ce qui la contraint à redevenir actrice, notamment pour la télévision. Pourtant, la réalisatrice qu’elle est perçoit la possibilité qu’offre ce médium d’une extension sans limites d’exploration du septième art. Pendant les années soixante, elle tourne ainsi des centaines de fictions et épisodes de séries télévisées comme Alfred Hitchcock Presents, Ma sorcière bien-aimée, La Quatrième dimension, Le Fugitif, Honey West ou encore Les Incorruptibles. Notons qu’Ida Lupino est la première femme réalisatrice pour la télévision aux USA, et la plus prolifique. Elle est libre du choix des scenarii et des shows qu’elle réalise. Enthousiasmée et toujours en soif de créer, elle se plaît à varier les genres et enchaîne aussi bien westerns, sitcoms, suspense, horreur, drames historiques… tout en veillant à déconstruire les stéréotypes de genre, justement beaucoup véhiculés par la télévision, notamment via les sitcoms. Les femmes qu’elle filme font preuve d’auto-détermination, ne vivent pas pour les hommes ni pour leur plaire. Sûres d’elles, elles ne sont pas juste des femmes méchantes ou gentilles mais des personnalités données à voir dans leur complexité.


Libre, audacieuse, originale… Ida Lupino, a osé s’émanciper et tailler sa place dans un monde alors essentiellement masculin, pour vivre pleinement sa passion pour le cinéma. Toujours en quête de création et proposant une nouvelle façon de considérer la place des femmes dans la société, elle est surtout une cinéaste sensible et mûre, qui n’a pourtant jamais été célébrée de son vivant. Mais merci, Mme Lupino, d’avoir osé, et d’être si inspirante ! et merci arte.tv,de nous faire redécouvrir son oeuvre.

Anaëlle Chapalain 23 juin, 2023
Anaëlle Chapalain 23 juin, 2023
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