Plus que jamais, Hong Sang-soo oc-cupe l’actualité cinématographique en ce début d’année. Deux films (celui-ci en janvier et La caméra de Claire en mars) et la publication du premier tome d’un ouvrage collectif sur lui, Variations Hong Sang-soo (recueil d’articles de proches du cinéaste, de cri-tiques et d’universitaires dont Jacques Aumont, dirigé par Simon Daniellou et Antony Fiant, édité par De l’incidence éditeur). Une parution qui finit enfin de confirmer la place importante qu’occupe le réalisateur sud-coréen dans le cinéma contemporain depuis une vingtaine d’années, forgeant à un rythme de plus en plus prolifique une filmographie singulière.
On pouvait difficilement trouver meilleur terme que variations pour considérer son corpus de vingt-et-un film (dont le vingt-et-unième n’est pas encore sorti que le vingt-deuxième est déjà tourné). Car les aficionados le savent bien, et c’est en premier lieu ce que ses détracteurs lui reprochent : ses films se ressemblent tous (généralement le même canevas mis en scène très rigoureusement par des plans-séquences dont les seuls mouvements sont ceux du panoramique et du zoom). Or il serait bien peu productif d’assurer que le cinéaste recycle une formule qui marche, affirmant sa toute-puissance stylistique d’auteur. Au contraire, il s’agit pour Hong Sang-soo d’explorer des thèmes chaque fois repensés, revisités, remis en question de film en film, ou à l’intérieur même d’un film (l’exemple le plus éloquent restant Un jour avec, un jour sans, 2016, dont le titre est assez évocateur du diptyque qui compose le film). D’où la pertinence du terme variations. Autant de rencontres diégétiques, formelles, philosophiques qui posent finalement plus de questions qu’elles ne donnent de réponses, et ce après vingt années.
Et l’on aurait bien tort également de s’arrêter à l’apparente simplicité de sa mise en scène. Composée de règles strictes, contraignantes (exceptées pour l’interprétation de ses acteurs et actrices), cette mise en scène ne cesse de gagner en profondeur et en complexité subtiles. Au point que l’on pourrait dégager du processus de création hongien une poétique de la restriction : il limite son budget à 50 000€ promotion comprise, il écrit ses scènes et ses dialogues le matin du tournage, se contraint volontairement au plan-séquence, etc. Des obligations qui font l’effet inverse : il apparaît comme l’un des réalisateurs les plus indépendants de l’histoire du cinéma et, d’un dispositif si rigoureux, révèle une quantité de possibilités cinématographiques que l’on ne soupçonnait pas.
Seule sur la plage… poursuit cette logique, si ce n’est qu’il occupe sans doute une place particulière dans cette filmographie. Dans ce conte d’hiver en deux parties (une située aux alentours de Hambourg en Allemagne et l’autre dans une ville balnéaire, hors saison, de Corée du Sud), Hong Sang-Soo brosse le portrait de Young-hee (Kim Min-hee), jeune actrice fuyant les affres d’une relation amoureuse ratée avec un réalisateur coréen. Si le récit semble encore plus autobiographique que celui de ses autres films : les similitudes avec la relation qu’entretiennent Kim Min-hee et Hong Sang-soo étant évidentes, il serait de trop de l’affirmer, car ici c’est bien l’actrice qui y trouve un rôle-portrait incroyable. Rôle que Kim Min-hee habite grâce à une interprétation sensationnelle, faite de sursauts d’hu-meurs déstabilisants et d’une quête existentielle vertigineuse. L’une des raisons pour lesquelles on compare le réalisateur coréen à Eric Rohmer est qu’il comprend aussi bien que les vacances sont les plus à mêmes de révéler, creuser mais aussi combler la vacance amoureuse que traverse Young-hee.
Il en est de même de la plupart des personnages hongien, mais la vacance trouve ici réellement sa présence (ou son absence) visuelle. À commencer par les décors rudes : les feuilles roussies de l’automne, la neige y sont absentes, les personnages semblent y chercher en vain quelque beauté, quelque douceur : Young-hee envisage de s’installer dans chaque ville, ne cessant pas de répéter qu’il y fait bon vivre, comme pour se convaincre. penser à de l’amateurisme. Mais, le cinéaste nous amène de la plus simple des manières vers un certain sublime, qui découle d’un naturel quotidien où les sentiments des personnages s’ins-crivent discrètement dans la sensation des décors. L’exemple le plus simple est celui des dessins sur le sable de l’être aimé de Young-hee, d’abord sentimentalement nié sur la plage froide d’Allemagne, puis assumé sur la plage chaude de Corée.
La dureté des paysages allemands, jusqu’à la plage étonnement grisâtre, pauvre en eau, qui clôture la première partie, se prolonge jusqu’en Corée, où les lieux (cafés, rues, etc.), habituellement chaleureux chez Hong Sang-Soo, deviennent ternes et sans vie.
Cependant, cette rudesse se transforme peu à peu, pour retrouver une certaine chaleur, notamment picturale, on pense par exemple au jaune du sable de la plage coréenne. On ne peut que s’étonner de la fluidité avec laquelle Hong Sang-Soo opère cette évolution. La composition des lumières surprend toujours le spectateur au début de chacun de ses films. Son esthétique plastique du quotidien passe par une certaine négation de la composition photographique (lumières) de ses films. En début de film, ceci devient particulièrement évident avec cette sécheresse chromatique des décors, cette apparence un peu plate qui fait la rigueur du quotidien est ainsi sans cesse transgressée par sa propre constitution, par le sublime qu’il compose, par les ritournelles qu’il offre, le Quintette en ut majeur de Schubert réveillant épisodiquement un romantisme invisible. Mais aussi par l’incursion d’un burlesque absurde : un homme enlève Young-hee en Allemagne et nettoie activement la baie-vitrée de sa chambre. Rarement a-t-on vu chez Hong Sang-Soo le réel s’habiller de plus de fantaisie que le rêve, sans que le dispositif quotidien s’en trouve changé. C’est qu’il y a sans doute au cinéma cette réserve sentimentale que l’on ne trouve plus au quotidien. En témoigne le magni-fique plan inaugural de la deuxième partie où Young-hee, seule dans une salle de cinéma, finit de regarder l’écran, la larme à l’œil, comme si elle regardait ce que nous venions de voir nous-mêmes, un procédé en quelque sorte déjà expérimenté par le cinéaste dans Conte de Cinéma (2005). Ainsi se confondent réel et cinéma dans ce regard caméra/écran, qui nous invite à ressentir plus qu’à comprendre.
Photographies Juliette MOINET-MARILLAUD