Takashi ITO
Le devenir-fantôme des images

Vers un nouveau paysage expérimental

Une main qui s’ouvre et se ferme, un œil mécanique qui s’avance et s’éloigne, des fragments chroma-tiques et lumineux éclatés appa-raissent et disparaissent. Le cinéma expérimental du méconnu Takashi Ito est un parcours initiatique dans des territoires de l’image jusque là encore inexplorés. Sa filmographie se com-pose d’une vingtaine de courts-mé-trages qui s’étend des années 1980 au début des années 2000. De Thunder (1981) à Zone (1995) en passant par The Mummy’s Dream (1989), Ghost (1984), Grim (1985) ou encore The Moon (1994).


Ghost (1984), Takashi Ito


Takashi Ito, élève et héritier du pion-nier du cinéma expérimental japo-nais Toshio Matsumoto à l’Institut du Design de Kyushu, explore à travers ses différentes expériences une forêt vierge d’images disparates, compo-sites d’une esthétique qui repose es-sentiellement sur des fragments dis-tordant la plasticité, des intensités de vitesse dilatée ou bien accélérée dans le temps, des mouvements de caméra qui glissent d’un espace à l’autre. La caméra découpe, sélectionne, fige ou laisse la matière en liberté. Le mon-tage filmique se réalise dans le confi-nement d’un interstice, entre deux cloisons, deux murs, deux portes. S’en extirpent des effets sonores désyn-chronisés, altérés, brouillés comme les murmures intempestifs d’un autre monde. 

Takashi Ito, figure emblématique du cinéma d’avant-garde japonais contemporain, propose un nouveau régime d’image au sein d’une période qui préconise, elle, le cinéma de genre (Japan Horror)1 . Takashi Ito s’inscrit dans un contexte social dit « surmo-derne »2 en plein bouleversement politique et économique au Japon, où la surconsommation, l’ouverture des marchés, les influences persistantes de l’américanisation post-Occupation s’accentuent sans aucune contestation apparente. Le cinéma japonais s’at-tache donc à décrire un milieu urbain, global. Filmer la ville renvoie à ques-tionner les composantes de la ville moderne japonaise. The Mummy’s Dream, Zone ou encore The Devil’s Circuit (1998) dessinent les traces fantomatiques que laisse l’urbain dans son développement outrancier. Une série d’espaces délimités et surtout dé-sertifiés intègre alors le paysage esthé-tique du cinéaste. Takashi Ito s’amuse à tisser des liens entre les espaces intra et extra, du micro au macro. Un pas-sage, une transition entre les mondes par de multiples jeux de transparence, des variations chromatiques, ou bien par l’altération des lumières. Une somme de procédés stylistiques qui révèlent la matière de l’image cinéma-tographique, medium d’une présence fantomatique prégnante dans tous ses films.

Du dedans au dehors

Ghost (1983), Takashi Ito

Le domaine fantomatique s’étend donc aux expérimentations cinémato-graphiques qui permettent un dépas-sement des fondements esthétiques de la figure du fantôme japonais. Préser-vant une cohérence thématique toute relative au cinéma de la J-Horror. Il parvient à s’en détacher par une vision singulière de ce motif, non plus fondée davantage sur son abstraction. Les rapports entre l’extra et l’intra, les indices fantomatiques fragmentaires apparaissent alors comme prisonniers de l’image, du cadre. 

La visée éminemment critique d’une société en perte de repères identi-taires qu’articule Takashi Ito autour du motif fantomatique, renvoie à un autre problème de l’ordre de l’ab-sence, d’un processus d’apparitions et de disparitions. Le fantôme peut se fondre, muter, s’éveiller en réinjectant une forme de trouble entre le monde réel et le monde virtuel. Il est un évé-nement d’abstraction puisqu’il va au dehors, il sort et surgit de n’importe quel interstice. L’idée de sortie défi-nit l’apparaître de la forme comme « événement visuel », comme un acte qui est « en train de se faire »3 , tel un processus de « fantomisation »4 , un devenir-fantôme des images.

Mouvement du regard dans l’espace

L’usage récurrent du stop motion joue sur un processus d’éloignement et de rapprochement du regard dans l’es-pace, compris dans un format sériel incessant d’allers et retours, de va-et-vient. L’intérêt esthétique de ces diverses trajectoires du regard réside dans la recherche de l’échappée par l’intériorité des choses, qui sortent de l’espace délimité. Le regard se trouble, s’efface dans ces mouvements de ca-méra incessants. Le temps se déroule et s’enroule autour du mouvement dans l’espace. Takashi Ito s’autorise parfois certaines divagations expéri-mentales, notamment dans son ma-gnifique cache-cache documentaire intitulé December Hide-and-Go-Seek (1993). 

L’alternance troublante de l’appari-tion et de la disparition de son jeune fils par le montage numérique filmé au caméscope, à la fois dans le foyer familial et dans un parc public, expose un récit intimiste et autoréflexif inédit : on aperçoit régulièrement Takashi Ito lui-même lorsqu’il est filmé par son propre enfant. L’expérience de la disparition est une présence fragmen-tée par le montage mais qui agit dans tous les espaces filmés. On retrouve cette dimension autoréflexive d’une autre manière dans Monochrome Head (1997) où le recul et l’avancée du point de vue ne se font plus par le montage, mais par le déplacement physique du cinéaste qui s’approche et s’éloigne caméra à la main et œil sur l’objectif filmant son reflet dans un miroir. 


Grim (1985), Takashi Ito

Les corps  prisonniers de l’image

L’impression de disparition et d’ap-parition dans la profondeur est un des leitmotivs esthétiques du ciné-ma de Takashi Ito. Une impression qui rejoint l’idée d’enfermement des corps dans l’image traverse ces deux films, et tisse des liens étroits avec les problématiques liées aux surfaces numériques voraces et aliénantes que proposent David Lynch dans In-land Empire (2006) et Lost Highway (1997) ou encore David Cronenberg avec cette fameuse séquence d’ab-sorption du corps de James Wood par un écran de télévision dans Video-drome (1983). Les corps chez Ta-kashi Ito se retrouvent donc parfois « fantomisés », en échos à l’esthétique des fantômes informatisés dans Kaïro (2001) et Real (2013) chez Kiyoshi Kurosawa.

Pris dans cette étreinte du fantôme, des espaces labyrinthiques divisés, dé-multipliés ou délimités par des surim-pressions ; des débris épars d’images s’agglomèrent ou se détachent au rythme d’un montage synésthésique. Une somme d’éléments binaires qui façonnent le quotidien, l’ordinaire (les éléments du foyer, la circulation dans la ville, le statisme, l’absence ou la disparition d’individus dans des espaces intérieurs) témoigne d’une force fantomatique transitoire s’in-crustant partout et tout le temps. Les fantômes sont des figures fragmentées dans l’espace par le biais de projec-tions murales de visages ou d’inserts anatomiques qui nous émerveillent étrangement dans Ghost, Thunder, Grim. Même principe dans le film Screw (1982) qui projette un défile-ment de photogrammes encadrant (et enfermant) toute une série d’œil s’ef-façant à mesure qu’ils apparaissent. La récupération, la sélection des frag-ments de ce qui compose un lieu, un être, permet d’assujettir les formes au temps.

Les corps chez Takashi Ito sont mal-menés, brouillés, éclatés, dispersés et disposés sur différents types de sur-faces : supports écrans (de télévisions, d’ordinateurs) ou plastiques via de nombreuses surimpressions de corps dans des espaces désertifiés, reflets de miroir, photographies qui se suc-cèdent en stop motion (Photodiary, Photodiary 87, 1986-1987). L’alter-nance récurrente de vitesse et de len-teur dont Takashi Ito fait fréquemment usage, confère à la plasmaticité de ses films une dimension picturale agitée, en mouvement perpétuel. L’ouverture de l’obturateur de la caméra révèle des lignes et des traits lumineux qui dansent dans l’obscurité. Ces traînées de lumières colorées échappent aux trajectoires diverses qu’entreprennent les mouvements de caméras et déter-minent ainsi un geste qui recherche constamment les confusions chroma-tiques, les altérations formelles, les désorientations sensorielles et les per-turbations rythmiques.

L’éveil mélancolique  de la modernité

Il surgit de ce territoire riche d’expéri-mentations une grammaire cinémato-graphique insaisissable où s’exercent, s’animent puis s’effacent des connec-teurs de temps et de lieu qui nous entraîne dans un flux d’images poé-tiques. Le chemin jonché d’images que Takashi Ito nous invite à emprun-ter peut mener à un autre art typique-ment japonais : le Haïku. Une de ses spécificités repose en partie sur l’ex-pression d’une révélation, ce qu’on appelle communément au Japon un satori (« éveil spirituel ») qui chez le cinéaste, débouche d’une expérience fantomatique, d’une confrontation avec quelque chose qui échappe au langage ordinaire mais qui parvient à surgir par le prisme du langage de l’image cinématographique.

Dans sa quête labyrinthique de l’hu-main, de l’effacement, de la perte, l’expérimentateur de l’oubli et de l’absence bascule entre songe et réa-lité, ne discernant plus la différence entre les rêves futurs et les réminis-cences du passé. On peut finalement déceler dans l’œuvre de Takashi Ito un questionnement sur le devenir fan-tôme de nos sociétés contemporaines qui sont confrontées à un univers vir-tuel nourri d’images, d’illusions, de reflets, de trompe-l’œil, de faux-sem-blants mettant en question les évi-dences de notre monde, les certitudes attachées à notre identité personnelle. C’est un cinéma qui nous réapprend à voir, à associer ou à fragmenter les images. Une refonte du souvenir au contact de l’image qui nous renvoie à ce sentiment shakespearien d’une douce étrangeté « où nous sommes de l’étoffe dont les songes sont faits »5.

 Zone (1995), Takashi Ito


1 Japan Horror ou J-Horror, désigne la période horrifique du cinéma de fantôme japonais qui s’étend du début des années 1990 jusqu’au milieu des années 2000, et qui rassemble nombre d’auteurs aux styles très différents : Kiyoshi Kurosawa, Hideo Nakata, Norio Tsuruta, Takashi Shimizu, Ta-kashi Miike, etc. 

2 Kazuhiko Yatabe, art. « Le dépas-sement de la modernité et la sociolo-gie japonaise » in Socio [En ligne], 5 | 2015, mis en ligne le 06 novembre 2015, consulté le 28 décembre 2016, URL : http://socio.revues.org/1986 ; DOI : 10.4000/socio.1986. 

3 Luc Vancheri, « Une nouvelle éco-nomie du visible » dans Les pensées de l’image (dir. Luc Vancheri), Paris, Armand Colin, 2011, p. 12.

4 Diane Arnaud, art. « L’Empire des Spectres. De Kaïro à Real », revue Po-sitif, n°648, Février 2015, p.104.

5 William Shakespeare, La Tempête, éd. Flammarion, Acte IV, scène 1, [1611] 1993, p. 224.

Clément SABATHIÉ 28 février, 2018
Clément SABATHIÉ 28 février, 2018
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