« Le passé n’est jamais mort, il n’est même pas passé ».
Jean-Luc Godard, JLG/JLG. Autoportrait de décembre (1995).
En janvier 2013, alors qu’elle suit Julian Assange pour ce qui deviendra Risk, son dernier film en date, Laura Poitras reçoit un mail crypté et anonyme, signé par un certain « Citizenfour ». Celui-ci l’invite à le rejoindre à Hong Kong, afin que sa caméra soit témoin de ce qui deviendra « l’affaire Snowden » : il s’apprête en effet à divulguer des centaines de documents secrets concernant la surveillance citoyenne, incriminant de hautes instances internationales. Les spectateur•trice•s assistent alors aux huit jours durant lesquels la réalisatrice, un journaliste et Snowden, informaticien qui travaillait alors pour la NSA, vont divulguer les documents, enfermés dans une chambre d’hôtel, avant que Snowden ne s’enfuie pour la Russie.
Pour rappel, l’affaire qui opposa Snowden et la NSA explosa en 2013. La NSA, ou National Security Agency, est rattachée au gouvernement américain et chargée de tout ce qui se rattache à la cryptologie et à la surveillance internationale par les États-Unis, originellement dans le but d’espionner et d’intercepter les communications de ses ennemi•e•s lors de la Guerre Froide. En 2013, Edward Snowden, agent informatique travaillant à la NSA, décidé de divulguer des documents classifiés auxquels il a eu accès. Le monde entier apprend alors que la NSA - bien qu’elle a toujours nié le faire - collecte activement et automatiquement les données personnelles de centaines de millions de citoyens•nes du monde entier, alors même qu’iels sont propres de tout soupçon. On découvre alors une liste d’un million de personnes activement surveillées par la NSA, notifiée de leurs moindres faits et gestes. Snowden, ayant fuit Hong Kong et désormais apatride, demande alors l’asile politique auprès de différents pays, qui seront tous découragés par les Etats-Unis. Il obtiendra finalement l’asile en Russie, où il réside encore actuellement, après avoir passé un mois à l’aéroport de Moscou.
Julian Assange, lui, personnage central de Risk, est un programmeur et hackeur australien, porte-parole et supposément fondateur de WikiLeaks, plateforme dont la tâche est de diffuser des documents confidentiels au plus grand nombre tout en protégeant l’identité des lanceur•ceuse•s d’alerte. Il est poursuivi depuis 2010 pour avoir assisté la lanceuse d’alerte Chelsea Manning, analyste de l’armée américaine. Si Assange joui d’une position autrement plus médiatisée que Snowden, c’est aussi parce qu’il est poursuivi en Suède pour plusieurs cas de harcèlements sexuels, qui seraient selon lui une machination féministe pour qu’il soit remis aux autorités américaines.
Dans Passés cités par JLG, Didi-Huberman cite Walter Benjamin au sujet des arts du montage, qui permettraient « d’actualiser - dialectiquement, poétiquement et politiquement - certaines prises de position devant l’histoire »1. Et, de fait, les deux films de Laura Poitras opèrent précisément un miracle cinématographique, filmant un évènement avant, pendant et après qu’il advienne, et grâce au montage de matières filmiques polymorphes permet de « ‘comparaître’ devant l’Histoire »2 en même temps qu’elle fait des spectateurs•rices les témoins privilégié•e•s d’un événement historique. En l’occurrence, cet appel à comparaître serait « obtenu par des ‘interruptions de l’action’ - une série d’à-coups’, de ‘chocs’, de ‘ruptures du déroulement’, dit aussi Benjamin », toujours selon Didi-Huberman.
Le dispositif filmique est extrêmement réduit, en raison de la clandestinité de ses deux tournages. Dans le cas de Citizenfour, la chambre d’hôtel de Snowden, décor parfaitement impersonnel et accidentel, porte en lui la charge de l’affaire qui s’y déroule : un drame sur la vie privée rendue publique, le lieu intime de la chambre envahi par une caméra. Par ailleurs, le choix de faire poser les personnages, entre guillemets, devant la fenêtre n’est pas anodin : jusqu’ici, toutes les scènes étaient filmées dans des salles de procès entièrement closes, dans des bureaux de rédactions fermés, voire même dans ce qui semble être une cave lors de la réunion des militant•e•s d’Occupy Wall Street. La seconde réunion des trois protagonistes, qui clôt le film, sera, de la même façon, filmée juste devant une fenêtre : une façon de dévoiler que « Nous n’avons rien à cacher ».
Le cas de Risk pose différemment ses espaces : Assange passe d’un refuge secret à l’ambassade londonienne de l’Equateur, et paraît, au moins au début de son aventure, plus libre de ses déplacements que Snowden. Pour autant, ils sont tous deux pris dans un étau anxiogène, encerclés par les policier•ère•s, Interpol et les journalistes.
Au resserrement de l’espace, les deux films répondent par un amoindrissement du spectaculaire. La caméra de Poitras scrute le micro-évènement plutôt que la grande histoire : c’est le bruit d’un stylo cassé qui fait sursauter les personnages - plus tard, c’est une alarme incendie qui résonne, à plusieurs reprises, dans tout l’hôtel, et qui leur fait croire à une stratégie des Etats-Unis qui les auraient retrouvés, et c’est un coup de fil dérisoire adressé à Hillary Clinton qui marque l’un des moments phares de Risk. Poitras s’attache aussi à filmer le travestissement d’Assange en motard lorsqu’il se déguise car il espère partager un moment d’intimité avec sa mère. De même, Snowden se cache à un moment sous une couverture pour taper un mot de passe, puis essaie d’appliquer du gel sur ses cheveux dans l’espoir de n’être plus reconnaissable. Ces micro-événements, conservés dans l’économie du récit, tendent à rendre à la narration le caractère des choses anodines - ces choses là tiennent au moment du tournage, à l’instant où, pris dans le tourbillon de l’affaire, les personnages sont surpris par le fortuit.
La réalisatrice, dont on n’apercevra que brièvement le reflet dans le miroir dans Citizenfour, et dont on n’entendra plus que la voix dans Risk, n’intervient quasiment pas dans les drames qui se jouent, se contentant de lire les mails échangés (et se faisant ainsi littéralement la « voix de Snowden ») ou son journal de bord. Elle se range ainsi du côté des spectateurs•rices, cherchant à n’être que témoin de l’Histoire.
Pourtant, elle est tout autant actrice, puisque c’est elle qui convainc Snowden et Assange de se laisser filmer - en effet, le premier ne l’avait contacté à l’origine que pour pouvoir prendre contact avec Greenwald, le journaliste, quand le second finira par renier le film qu’elle lui a consacré. Snowden a pourtant compris le rapport que pouvait entretenir le cinéma avec la vérité, et qu’en tant que média populaire, au sens de proche du peuple, il pouvait se vouer à la diffusion d’informations d’une façon que les journaux ne sauraient pas restituer. Plus que nous présenter l’histoire - cette story que traquent les journalistes - les deux documentaires cherchent à susciter chez le•a spectateur•rice le sentiment du danger qui pèse sur leurs personnages.
Les films sont ainsi dirigés en direction du public américain, faisant de Snowden un patriote qui deviendra ensuite une figure sacrificielle : ce jeune employé renonce à un salaire pourtant dissuasif (pour la NSA, le prix du silence d’un tel employé étant de 200 000 dollars par an), renonce à sa famille, sa nationalité et sa tranquillité pour le bien commun et pour un idéal de justice et de vérité.
Avec Citizenfour, le geek cloîtré devient un héros. A l’inverse, Assange est un roi fou : le•a spectateur•rice sera ahuri de découvrir le chef de Wikileaks, allongé lascivement dans un petit bosquet de campagne, alors que son procès se tient à Londres. Il faut le voir aussi, assis contre un mur dans le petit bureau de l’ambassade où il s’est réfugié, répondre aux questions consensuelles de Lady Gaga (« qu’elle est ta nourriture préférée ? Quelles sont tes relations avec ta mère et ton père ? »), ou, pour répondre aux accusations de viol qui le visent, évoquer le supposé complot féministe dont il est la victime (« c’est une affaire sordide de positionnement politique de féministes radicales »). Alors qu’ils sont atteints de la même paranoïa légitime, et qu’ils défendent des causes sensiblement identiques, Assange et Snowden sont des personnages diamétralement opposés. Snowden inspire le respect, quand Assange appelle au mépris. Risk se clôt sur une phrase d’Assange, qui, ayant vu quelques passages du long-métrage, a répondu à la réalisatrice : « Actuellement, le film est une grave atteinte à ma liberté, et je dois le traiter comme tel ». Là où Citizenfour disculpait Snowden, en faisant tomber son image de terroriste, Risk dépeint Assange comme un monstre de mégalomanie, à qui même ses allié•e•s ont tourné le dos.
Mais ce qui nous intéresse, ce ne n’est pas que le portrait documentaire, mais aussi les images qui le composent. En cela, la surveillance d’Internet n’est pas le seul sujet des préoccupations de Snowden, qui explique qu’il est possible d’avoir accès aux livestreams de milliers de drones, depuis n’importe quel ordinateur - il évoque alors des vidéos où l’on voit des gens vivre leur vie sans se douter qu’ils sont filmés, vidéos retransmises aux quatre coins du monde. Une image captée par un drone est une négation de cinéma, c’est un des sujets abordés par Cyril Béghin dans son article Le plus simple appareil3 : « Les efforts des derniers drones (…) est de fournir une géostabilisation parfaite permettant de « fixer » une caméra dans les airs, de l’épingler à n’importe quel point de l’espace. On ne sait donc plus très bien ce qu’on regarde… ».
En filmant des gens, sans que l’on sache ni où, ni pourquoi, l’image perd sa qualité d’image : elle n’enseigne pas, ne représente rien, ne signifie rien - elle surveille et suspecte un point « géographique » dans lequel se situe un individu. Il y a un rapport intime entre le point de vue de la caméra et le corps. A la toute-mouvance des drones, justement, Poitras oppose ses images fixes, et les images mouvantes du numérique - non pas les effets spéciaux, mais les lignes de code qui s’animent sur les moniteurs ou les écrans de télévision.
Il existe dans ces deux oeuvres une tension dialectique permanente, inévitable, entre réalité et fiction, et forcément entre film de fiction et film documentaire. Comme tout bon film d’espionnage, ce qu’ils sont aussi, Risk et Citizenfour déploient leur scène aux quatre coins du globe : hôtel à Hong Kong, maison isolée à Rio de Janeiro, Congrès des Etats-Unis, ambassade de l’Equateur à Londres, siège de l’ONU, etc. Même internet y est présenté comme un espace géographique, avec sa topographie, ses secteurs, ses sous-terrains, ses zones désertes et ses capitales. La grande absence, c’est celle, prégnante, de l’espace public - la rue, les maisons, les villes, qui n’apparaissent que par fragments. Tout ce qu’on voit, c’est ce qu’on ne verra nul part ailleurs, ce qui se déroule en huis-clos, dans les grandes institutions mondiales, où il n’y a jamais de spectateurs•rices, de témoins : seulement des acteur•trice•s, que ce soit dans la chambre d’hôtel de Snowden ou dans le repaire secret d’Assange, une maison « squattée » par les activistes de Wikileaks. Cette dynamique des espaces révélés exprime le souhait de témoigner de ce qui demeure habituellement caché, et la caméra se voit dotée d’un rôle citoyen : en montrant la lutte de ces militant•e•s, elle rend visible, par miroir, les actions secrètes de leur ennemi invisible.
Car la surveillance est un vol de l’intime au profit exclusif des gouvernant•e•s, quand le documentaire est un vol de l’intime au profit de tous. La surveillance est un voyeurisme capitaliste, le cinéma de Poitras est un dévoilement démocratique.
La captation cinématographique s’oppose à la captation d’informations, on fait jouer l’image contre les données : comme le déclare Jacob Applebaum lors de la réunion d’Occupy Wall Street, « ces données collectées sur votre vie s’agglomèrent en métadonnées - et ces métadonnées, mises en relation, créent du contenu. Cela raconte une histoire constituée de faits vérifiables, mais une histoire qui n’est pas nécessairement vraie ». Il ne s’agit pas que d’un dilemme moral qui ferait qu’une histoire fasse mentir la réalité racontée : ontologiquement, une histoire, pour être acceptée comme vraie, doit être vue : raconter ne suffit pas, il faut laisser cela aux journalistes - qui disent, en anglais, « covering a story », rejoignant ici la tentation perpétuelle de tirer des histoires de la réalité : il est vrai que cette urgence à raconter rejoint les préoccupations de Poitras, alors même que l’on sait la propension des médias à tirer tout le suc d’une affaire, à l’étirer dans tous les sens, et à la rendre ainsi illisible et irracontable.
Pour conclure, citons Bela Balazs : « Les forces économique et politiques n’ont aucune forme visible, il est impossible de les photographier pour un film d’actualité. Et pourtant, on peut en donner une représentation visuelle. Quand le documentaire est bon, le montage le fait apparaître dans les choses qu’il anime de même que le vent est visible dans le frémissement des arbres »4 .
Par le montage et la mise en scène - qui est ici un pur phénomène de montage, c’est-à-dire de superposition, d’arrangement plus que de modification du réel - Poitras fait de Citizenfour et Risk des documentaires reposant sur une électrisation des formes. En adoptant la posture du témoin muet, elle laisse la parole à un apatride, aux citoyen•ne•s forcément muet•te•s, aux bâtiments des institutions séculaires.
Et si pour Godard, le cinéma est mort en 40 de n’avoir pas su, ou pas voulu voir l’horreur des camps de concentration - en somme, de ne pas avoir vu l’Histoire en train de se faire, pour reprendre une de ses formules - les films de Poitras renouent avec la puissance originelle du cinéma : celle de regarder ce qui ne se donne pas à voir.
Photographie par Vera MECHID
Collage par Marta SOBKOW-BRANDICOURT