«T’es turque ? Ah oui, je connais Nuri Bilge Ceylan (le prononce mal, très mal). J’ai vu Sommeil d’Hiver.» Voilà ce qui se passe quand je dis que je suis turque dans les milieux cinéphiles en France. Même sur la page « Cinéma turc » du Wikipédia français, on trouve un peu de l’histoire de Yeşilçam (c’était notre Hollywood aux débuts du cinéma turc). Et dans la partie « Après Yeşilçam » il y’a trois mots : Nuri Bilge Ceylan. Oui il faut l’admettre, son cinéma est magique, littéraire, froid et vous fait sentir beaucoup de choses. De plus, ça reflète beaucoup de traits de la Turquie. Pourtant, quand on parle du cinéma turc il y a aussi d’autres films et réalisateurs à mentionner ! Du coup on parlera peut-être de Nuri Bilge Ceylan dans les éditions suivantes mais j’ai pensé qu’il était plus utile et peut-être plus intéressant de parler du cinéma turc un peu moins connu en France.
YOL (1981)
Yol de Yılmaz Güney est le seul film qui avait gagné la Palme d’Or avant Nuri Bilge Ceylan. Yılmaz Güney est un cinéaste très connu en Turquie, considéré comme un des « maîtres du cinéma turc ». Il est également connu pour son engagement à gauche. Après le coup d’État en 1980, il a du quitter la Turquie un an plus tard pour ensuite arriver en France, où il a vécu le reste de sa vie. Il sort Yol (Le Chemin) en 1982 et gagne la Palme d’Or la même année. Par ailleurs, il n’a pas entièrement réalisé Yol. Son ami Şerif Gören l’a tourné en suivant strictement ses consignes car il était en prison pendant le tournage.
Le film raconte l’histoire de cinq prisonniers qui bénéficient d’une permission pour retrouver leurs proches le temps d’une semaine. D’où le titre français : La Permission. Au cours de leur séjour, on est témoins de la douleur qui n’est pas seulement à l’intérieur mais aussi en dehors de la prison. On assiste à l’oppression policière et militaire dans le contexte de la dictature en Turquie qui, à l’époque, était devenu un Etat policier. On éprouve alors beaucoup d’empathie pour les Turcs souffrant aujourd’hui de la même manière dans la Turquie d’Erdoğan. Dans le film on assiste à la douleur des femmes, à la violence des coutumes locales en Anatolie et aux atrocités inhumaines des soldats turcs envoyés par l’État dans les villages kurdes. Le film était interdit en Turquie jusqu’à 1999. C’est étrange, le film qu’on avait interdit pour dix-sept années est maintenant considéré comme le chef d’œuvre du cinéma turc. Quand même, la Turquie a toujours été un pays contradictoire.
« Voilà la frontière syrienne, bordée de mines et de fils de fer barbelés. Les mines qui ont fait sauter les pieds, les bras, les têtes de mon père et de cen-taines d’autres pauvres paysans. La frontière qui est le cimetière de cen-taines de paysans. Voilà à dix pas de toi le territoire syrien. Mais tu ne peux pas y aller. Parce que tu ne peux te confier à personne. Personne ne veut te comprendre.Ils te disent de finir d’abord ta peine. Ils disent «Abuzer est fugitif, si toi aussi tu es fugitive, qu’est-ce qu’on fera sans vous ?” Je ne sais pas, je ne peux plus me cou-cher, j’en ai marre de me laisser écra-ser. »
Yılmaz Güney, kurde lui-même, utilise finement son cinéma à des fins sociales, et ce par une mise en scène extraordinaire, montrant de magni-fiques panoramas de la Turquie et du Kurdistan. Yol est douloureux, beau, honnête et courageux !
« Autrefois tu étais un très bon homme. Comme tu jouais bien au kaval (une flûte traditionnelle). Quand tu jouais au kaval, je pleurais. »
Metin Erksan
Metin ERKSAN est un de mes cinéastes turcs préférés. Pour moi, c’est un auteur qui a son propre style. On voit bien qu’il a été influencé par la Nouvelle Vague, et cela le rend encore plus intéressant parce qu’il n’y a pas vraiment eu de Nouvelle Vague turque. J’apprécie qu’il utilise le montage non seulement de manière pédagogique mais aussi d’une manière vraiment artistique. Je pense donc qu’il a une place à part dans le cinéma turc, et, si on les avait tournés aujourd’hui, ses films seraient encore révolutionnaires. De plus, à son époque, les films du Yeşilçam étaient conçu comme des outils de divertissement public plutôt que comme un moyen d’expression politique ou artistique. Or, voila le cinéma que veut Metin Erksan. En plus, il est aussi le réalisateur turc dont un film fait partie de Criterion Collection : Un été sans eau (1964).
Son film Sevmek Zamanı (Le Temps d’Aimer) n’a pas pu trouver de dis-tributeur en 1965, pourtant, il est devenu culte pour le cinéma turc. Je trouve l’histoire très intéressante. Un homme tombe amoureux du portrait de la femme qui est la patronne de la maison dont il peint les murs. Ils se rencontrent et la femme souhaite ré-pondre à cet amour, mais voilà ce que répond l’homme :
« C’est mon droit d’apprendre quelque chose qui m’appartient.
— Non, cette histoire ne te regarde pas, une affaire entre moi et ton por-trait ne te regarde pas. Moi, j’aime ton portrait.
— C’est vrai mais le portrait que tu aimes c’est le mien. Et me voilà, je suis venue pour écouter ce que tu as à me dire.
— Tu n’es pas ton portrait. Ton portrait appartient à mon monde à moi. Je ne te connais pas, je connais ton portrait. »
Des dialogues très poétiques, la mé-lancolie, la pluie sans cesse, la mer ondulée, une maison d’été abandon-née, Istanbul, un derviche jouant continuellement des morceaux tristes, l’homme qui est amoureux d’un por-trait et de sa propriétaire... Un film très bien fait malgré les difficultés techniques de son époque.
Une image de Bir İntihar (Un suicide) (1975) de Metin Erksan. On trouve souvent l’image des grands portraits des personnages dans ses films. C’était une obsession étrange, mais une obsession visuellement très satisfaisante !
Zeki DEMIRKUBUZ
Je voudrais bien parler d’autres films et d’autres réalisateurs. Mais je pense qu’il faut évoquer un peu l’actualité et donc Zeki Demirkubuz, dont le nom est très souvent mentionné quand on parle du cinéma turc contemporain. Il y a autant de gens qui l’adorent que de gens qui le détestent. Son cinéma est sans aucun doute un cinéma d’auteur, qui possède son propre univers cinématographique. C’est un cinéma difficile d’accès car il faut l’admettre, les thèmes sont toujours déprimants, les vies douloureuses et difficiles, les prostituées, les gens malheureux… Mais ça apporte aussi une sensation d’authenticité. Il est connu pour être un réalisateur assez courageux en Turquie ; lui et ses acteurs ne cachent rien. J’aime bien qu’il fasse sou-vent référence à ses autres films. Par exemple, dans Masumiyet (1997) et Yazgı (2001) il crée la même scène de dialogue avec un procureur dans une salle dont la porte s’ouvre toutes les deux minutes après qu’on l’ait fer-mée. On trouve souvent cette image de la porte qui ne se ferme pas dans ses films. Il arrive aussi régulièrement que ses personnages regardent ses propres films à la télévision. Cette dernière est aussi un élément majeur de son cinéma, car c’est le moyen principal qu’ont ses personnages de passer le temps. On trouve souvent des personnages littéralement gelés devant la télé, avec des regards indifférents. La construction des person-nages et la direction d’acteurs est sa qualité la plus importante. Je trouve que ses personnages sont toujours si particuliers qu’ils me semblent être de vraies personnes. Cette applica-tion à bien construire bien les person-nages n’est pas étonnante puisqu’il est connu pour être très influencé par Dostoievski, maître en la matière.
Yazgı (Fate) (2001)
Masumiyet (Innocence) (1997)
Enfin Demirkubuz a aussi fait une adaptation de Les Carnets du sous-sol de Dostoievski en 2012, intitulé Yeraltı (Sous-Sol). Le traitement du monde intérieur du protagoniste et les dialogues sont bien pensés. Ses films les plus connus sont Masumiyet (1997) et Kader (2006). Celui-ci raconte l’histoire d’une femme qui suit son amant de prison en prison. La femme se prostitue et un homme amoureux d’elle l’aide dans cette aventure malheureuse, n’arrivant pas à être loin d’elle. Cette histoire évoque beaucoup d’aspects importants de la question de la femme en Turquie et de son droit à disposer de son propre corps. Mais mon préféré est Yazgı (2001) qui est l’adaptation de L’Etranger de Camus. Les dialogues sont très bien écrits et l’indifférence de l’acteur qui joue l’équivalent turc de Meursault est formidable. La mise en scène de Demirkubuz n’est jamais impressionnante mais ce n’est pas son but. Dans un de ses reportages récents, il dit : “Mon cinéma n’a pas vraiment beau-coup d’équivalents dans le monde. Un tel cinéma était fait un peu au fil des années 60. Après, on l’a abandonné pour toujours. Le cinéma classique qui met la forme au second plan et met en avant le jeu, la mise en scène et le sujet, n’existe plus.” 1 Peut-être que son cinéma ne s’adresse pas à tout le monde, mais il est souvent apprécié parce qu’il crée son propre style et aborde des thèmes philosophiques et sociaux. Le silence si bien maîtrisé dans ses films fait toute leur force. Parce que, enfin, le silence des films de Demirkubuz est plein de cris.
1 interview de Zeki Demirkubuz par Utku Ögetürk et Gizem Çalışır, http://www.filmlo-verss.com/zeki-demirkubuz-roportaji, mise en
ligne le 24 avril 2016