[Cet article fait suite à deux articles précédemment publiés : 'Hollywood et lui-même' et 'Body Double']
Après avoir traité de deux films de réalisateurs au nom prestigieux, il était temps, pour ce dernier numéro, de se consacrer à un cinéaste plus jeune, plus proche de nous. Pour se faire, on se retrouve en 2019 avec le film Under The Silver Lake, dernière production du réalisateur David Robert Mitchell.
Jeune cinéaste à la filmographie composée de 3 films, Mitchell avait connu son heure gloire lors de la sortie de son 2nd film en 2014, It Follows. Un film d’horreur largement inspiré du Halloween de John Carpenter, qui tranchait pas mal avec ce qui se faisait esthétiquement à l’époque, aidé par des conventions issues du cinéma indépendant et une nostalgie naissante pour les années 80. En effet, le film arrive au début d’une vague de films d’horreurs américains marqués par un cinéma indépendant se voulant plus sophistiqué (The Witch, Get Out, Hérédité…), alors qu’au même moment, le synthé, les références culturelles et esthétiques des années 80 reviennent à la mode : on est 1 an avant Star Wars 7, 2 ans avant Stranger Things.
Mais ce succès reste, au fond, un malentendu. Le film est davantage arrivé au bon endroit, au bon moment, créant certaines attentes pour son prochain film. On s’imaginait un cinéma horrifique plus malin et intelligent que d’autres, un cinéma marqué par une certaine nostalgie et culture populaire. Quelle fut leur surprise quand ils ont fait face à ce film labyrinthe dense, beaucoup moins complaisant avec ce qu’il filme et qui n’hésite pas à désacraliser notre regard, leur regard. Un film bien plus moderne qu’il n’y paraît, prolongeant questions et observations déjà présentent dans La Comtesse aux pieds nus ou Body Double.
On y suit Sam, un jeune adulte vivant seul à Los Angeles, qui passe ses journées à ne pas faire grand-chose alors qu’il est menacé d’expulsion d’ici plusieurs jours. C’est lors d’une journée qu’il remarque une de ses voisines allant à la piscine, tombant de fascination et de désir pour elle. Il va chez elle le soir où ils se rencontrent pour la première fois mais le lendemain, elle disparaît. C’est ainsi qu’il débute sa propre enquête dans un Los Angeles aux innombrables motifs pour essayer de donner sens à tout ça.
A l’image des précédents films, le regard de l’individu par rapport à son environnement occupe une place centrale dans le dispositif de mise en scène.
Dès le début, la caméra s’inscrit au travers du regard de Sam, établissant un personnage aux angoisses et désirs prononcés. Un désir fortement marqué par une dimension romantique idéalisé où dès le début, le champ contre champ sur deux jeunes filles illustre autant son envie d’une relation amoureuse que la porte de sortie que sa représente pour échapper à son isolement. Un isolement aussi nourri par ses angoisses marqué par une peur de perdre le contrôle, de son environnement, de sa vie. A l’écran, cela s’incarne par cet écureuil qui s’écrase par terre devant lui par surprise et ou encore cet avis d’expulsion dans les 5 prochains jours, des situations ou motifs qu’il appuie par des changements esthétiques plus marqués : un mouvement brut vers le haut quand l’écureuil tombe, une steady cam un peu tremblante et en grand angle quand le personnage arrive devant chez lui et enfin un travelling compensé sur lui confus. Toutes ces mouvements et effets sont pour là pour incarner son ressenti émotionnel, et ainsi donner chair à ses angoisses qui constituent son regard.
Ceci établit, l’appartement de Sam apparait comme un cocon, le seul endroit dont il a entièrement le contrôle, où il fige motifs et repères au sens intime pour lui. L’évocation de Nirvana ou de la couverture Playboy présents chez lui sont les seules scènes où le personnage semble réellement sincère, vulnérable, expliquant avec détail le contexte et l’histoire autour de ces objets. Son basculement dans un environnement dont il n’a plus le contrôle ni la compréhension est motivée par un désir romantique, ici sa voisine. Son idéal romantique s’incarne dans un système de motifs qui emprunte énormément au cinéma Hitchcockien, de la blonde patine à la première rencontre entre les deux devant chez elle, où son visage se dévoile comme celui de Madeleine dans Vertigo, avec cette même emphase et fascination.
Cet emprunt n’a rien de surprenant tant le cinéma constitue un trait important du regard de Sam, de sa mère qui l’appelle pour lui conseiller des films aux différentes affiches présentes dans son salon, dont une de Fenêtre sur Cour. Ces motifs apparaissent pour autant traduits les sentiments de Sam que donner des bases esthétiques et narratives son enquête. La filature à pied et en voiture qu’il fait au début du film en est la preuve, avec cette même quête de compréhension et de sens au milieu de motifs à décrypter, avec pour centralité une figure féminine à suivre, même si ici la figure féminine suivie n’est pas l’objet du désir mais un moyen de pouvoir y accéder. Cette démarche se poursuit pendant presque la moitié du film, jusqu’à une séquence où la figure féminine qu’il suit dans la rue se retrouve finalement au milieu de nombreuses filles habillés comme elle, avec des couleurs différentes. L’absurde de la situation amène à réfléchir à une fabrication du désir qui ne serait plus unique et exclusif, quelque chose qui peut se reproduire dans une logique consumériste.
Ainsi plus globalement, le film pose une réflexion sur les motifs et leur sens, révélant d’abord que l’enjeu principal derrière la peur de perte de contrôle du personnage est son refus d’accepter un monde double, au sens flottant. Le film va dès lors cultiver une ambiguïté qui va déstabiliser autant le regard de Sam que notre regard à nous, en y révélant une dimension matérielle aux motifs qu’il rencontre, marqués par des sentiments post-modernes.
Cette ambiguïté apparaît en même temps que le mystère dans le film. Au moment où Sam quitte l’appartement de Sarah, nous avons un début de motifs dont on ne comprend pas le sens, avec ce pirate assis sur le canapé jusqu’aux feux d’artifices qui semblent avoir un sens caché pour Sarah face à un Sam encore ignorant ou ne faisant pas attention. Cette ambiguïté se prolonge jusque dans notre perception du personnage de Sam, qui devient violent envers des enfants dans une scène où ces derniers ont abîmé sa voiture, marquant une nette rupture avec un personnage qui paraissait sensible et passif auparavant. La confusion installée face à cet environnement qui l’oppresse, le regard de Sam déforme, mélange ses désirs, angoisses au sein de cauchemars qui sont là autant pour nous déstabiliser que de mettre en lumière sa propre confusion.
De plus, la dimension romantique va rapidement se confronter à une dimension matérielle qui marque une réalité structurellement matérialiste. L’argent étant le principal instrument de liberté pour reprendre le contrôle sur soi, son manque est interprété, par le personnage de Sam, comme une pente raide vers une désintégration sociale qu’il cherche à fuir. Lui craignant les SDF et le miroir qu’ils lui tendent. Il cherche à fuir cette dimension purement intéressée et matérielle pour se complaire dans un idéal intime et romantique, déconnecté de ces considérations. Mais ces considérations le rattrape constamment, révélant toujours un sens matériel aux motifs, situations qui auraient a priori un sens intime. Le film va dès lors mettre à nu une fabrique du désir moderne, marqué par avant tout par le jeu du besoin intime et du besoin matériel des individus. Un besoin intime rapidement cannibalisé par un besoin matériel exacerbé que sont l’excitation des sens et l’acte charnel. Cela s’incarne, comme je disais, par cette séquence où l’objet de fascination de Sam se retrouve au milieu de multiples copies de différentes couleurs, le tout dans un contexte de casting de film. La fabrication de ce désir est dans un but uniquement matériel vu que leur existence est moins de répondre aux besoins que de servir les intérêts de leurs créateurs, que sont l’argent et son accumulation.
La figure féminine se retrouve donc aux prises d’un regard masculin écrasant au sein d’un désir codifié, dont elle a parfaitement conscience. Elle se réapproprie ce fantasme au profit de leur dimension matérielle, transformant leur image et ce qu’elle rejette comme un instrument pour générer de l’argent et servir ses intérêts personnels. L’ambiguïté est d’autant plus forte, car on y constitue une figure féminine loin de l’idéalisme romantique, marqué par une représentation sexualisée et objectivée dans le regard des hommes, mais dont elles ont parfaitement conscience. Tout ceci atteint un sommet lors de la rencontre avec le compositeur, où le film expose, à son spectateur comme à Sam, un cynisme assez puissant qui révèle à Sam que toute création artistique n’est qu’un vulgaire produit de consommation et répond avant tout à un besoin matériel qu’est celui de générer de l’argent dans son intérêt personnel. Cette explicitation totale devient un moment cathartique pour le personnage de Sam qui use de la violence pour déchaîner toute cette frustration issue de cette révélation, qui désacralise ce motif intime qu’était Nirvana pour lui.
Cette désacralisation des motifs est le principal moyen du film pour déverrouiller le regard du personnage et donc de la caméra. Ce qui rend fondamentale toute la partie après la séquence du compositeur tant elle incarne un chemin de croix où il doit affronter ces fantasmes avec un nouveau regard, recul et une certaine sincérité. Cette acceptation de la dualité arrive comme une réponse aux tensions modernes (romantisme) et post-modernes (cynisme, matérialisme) qui traversent le film, autant que les films précédents, pour dessiner les contours d’une réalité méta-moderne.
On peut définir la méta-modernité comme un concept né en réaction à la post-modernité, qui construit une médiation entre des aspects modernistes et postmodernistes. Le préfixe méta est utilisé dans le sens de l’alternance, une oscillation entre l’enthousiasme du modernisme et le ridicule postmoderne, entre espoir et mélancolie, entre simplicité et conscience, empathie et apathie, unité et pluralité. Le mouvement se trouve au centre de cette conception, voyant l’individu comme une page blanche en constante construction, aux sens et limites jamais fixes. Le fait que Sam porte un t-shirt blanc n’est pas anodin après la séquence du producteur, il reconstruit son regard sur cette dynamique ce qui transforme complètement sa perception par exemple du complot qu’il poursuit. Là où avant, le complot était une manifestation d’une névrose voulant absolument ordonner un environnement, ici, il devient quelque chose d’absurde et mégalomaniaque.
Le film entier se révèle, en réalité, comme entièrement méta-moderne, tant le sens de l’environnement et ses motifs sont représentés dès le début comme en mouvement et construits de manière individuelle par le regard de chacun, ici celui de Sam. Mais aussi le nôtre, à l’image de cette séquence à la fin où le personnage est interrogé sur le fait ou non qu’il soit le tueur aux chiens. Ces accès de violences et de nombreux motifs tout au long du film laissent à penser un tel non-dit, mais le film remet explicitement ça en question en dévoilant certainement la scène la plus sincère et vulnérable pour le personnage de Sam, rendant toute cette détresse intime qui finalement peut expliquer son comportement. Concluant dès lors sur Sam regardant un classique du muet, où il y a une nouvelle motivation pour aller de l’avant, mettant en perspective que nous, comme Sam, nous construisons du sens à ces motifs et situations par notre ressenti et notre expérience. Car cette phrase, cet extrait d’un film de Janet Gaynor, trouve ce sens au travers de tout ce qu’a vécu le personnage les jours auparavant.